Le prix Nobel de la paix Abiy Ahmed, un paradoxe et un "homme de coups"
L’homme qui s’est vu décerner le prix Nobel de la paix 2019, vendredi, est un paradoxe.
Publié le 11-10-2019 à 21h29 - Mis à jour le 11-10-2019 à 21h33
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L’homme qui s’est vu décerner le prix Nobel de la paix 2019, vendredi, est un paradoxe. Par ses origines, son parcours, ses références, il est un pur produit du centralisme autoritaire éthiopien. Abiy Ahmed est pourtant en train de dynamiter ce régime qui l’a construit, aujourd’hui à bout de souffle. Un assaut mené de l’intérieur, le seul, en réalité, à même de sauver le pouvoir du Front révolutionnaire et démocratique des peuples éthiopiens (EPRDF), qui gouverne le pays sans interruption depuis le renversement du dictateur militaro-marxiste Mengistu Haile Mariam, en 1991.
Un symbole
Quand Abiy Ahmed est nommé chef du gouvernement en mars 2018, l’Éthiopie est au bord de l’implosion. Malgré une répression extrêmement sévère, l’État ne parvient pas à mater le soulèvement des régions Oromia et Amhara, qui revendiquent pêle-mêle des droits politiques, un règlement des conflits fonciers, la fin de la tutelle de la minorité tigréenne (6 % de la population). En dépit des réserves des dirigeants tigréens, qui trouvent le jeune Abiy Ahmed trop impulsif, le politburo s’accorde sur son nom pour mettre fin à cette crise qui vient d’emporter le Premier ministre Haile Mariam Dessalegn.
Car "Dr Abiy" est un symbole. Pour la première fois, avec lui, un Oromo, ethnie majoritaire mais historiquement opprimée, accède à la tête du gouvernement. Avant même ses premiers pas, il soulève d’immenses attentes. Né d’un père musulman et d’une mère chrétienne orthodoxe (lui-même s’est converti au protestantisme), il est issu d’une famille modeste et rurale - il affirme n’avoir découvert l’asphalte et l’électricité qu’après l’âge de 10 ans. Adolescent, il s’est engagé dans la lutte armée contre Mengistu, avant de grimper rapidement les échelons de l’appareil sécuritaire de l’État. Il est l’un des fondateurs de l’agence nationale de renseignement, qu’il dirigera pendant deux ans avant d’entrer en politique. Lors de sa prise de fonction, il devient à 41 ans le plus jeune dirigeant du continent africain.
Abiy Ahmed ne perd pas une seconde. Il lève l’état d’urgence et accélère le mouvement de libération des prisonniers politiques amorcé quelques mois plus tôt. Des milliers de détenus sortent de prison, des mouvements d’opposition sont retirés de la liste des organisations terroristes, des dissidents exilés rentrent au pays sans être inquiétés, une commission de réconciliation nationale est créée. Il forme un gouvernement paritaire et installe des femmes à la présidence (un poste honorifique), à la tête de la Cour suprême et à celle de la commission électorale. Le tout en quelques mois, donnant le tournis à la vieille garde du régime, qui tremble pour ses privilèges.
Crise soudanaise
Mais le plus beau coup d’Abiy Ahmed se joue sur la scène internationale. À la surprise générale, le 9 juillet 2018, le Premier ministre éthiopien et le président érythréen, Issaias Afwerki, signent une "déclaration conjointe de paix et d’amitié" à Asmara, mettant subitement fin à une guerre vieille de deux décennies. Image historique : les dirigeants des deux pays ennemis s’étreignent à l’aéroport. Au nom de l’Éthiopie, Abiy Ahmed accepte les conclusions de la commission indépendante qui a tranché le conflit territorial. Le prix Nobel de la paix qui lui est attribué récompense "ses efforts en vue d’arriver à la paix et en faveur de la coopération internationale, en particulier son initiative déterminante visant à résoudre le conflit frontalier avec l’Érythrée", a précisé la présidente du comité Nobel, Berit Reiss-Andersen.
Moins médiatique, mais tout aussi déterminante, la médiation d’Abiy Ahmed dans la crise soudanaise, cette année, est considérée comme l’une de ses plus belles réussites.
"Si le prix est pour la paix avec l’Érythrée, il aurait dû être décerné conjointement à Issaias Afwerki", nuance l’historien Ezekiel Gebissa, de la Kettering University. "Mais le leader érythréen, paria de la communauté internationale, était un choix trop risqué." Afwerki a pourtant largement contribué au dégel, en consentant à renouer les discussions avec Addis Abeba sans attendre le retrait des troupes éthiopiennes de la zone disputée, un préalable jusque-là. "La paix avec l’Éryhtrée est un travail en cours. Elle n’a toujours pas été accompagnée d’un accord sur les points de contentieux , relève l’universitaire. La récompense a été donnée un peu trop tôt. Il s’agit davantage d’un encouragement que du couronnement d’un accomplissement."
"Un homme de coups"
L’autre pilier de son action concerne l’économie. Le premier ministre a fait prendre un tournant résolument libéral au deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, dont le modèle de développement reposait jusque-là sur un contrôle national des capitaux.
Sur le plan intérieur, le bilan d’Abiy Ahmed, qui a échappé à un attentat en juin 2018, laisse pourtant entrevoir des fissures qui pourraient lézarder la belle façade récompensée à Oslo. Tout d’abord, les violences intercommunautaires, bien qu’ayant baissé en intensité depuis le début de l’année, menacent toujours de désintégrer le pays. L’insécurité a déplacé plus de deux millions de personnes en 2018.
"Abiy Ahmed, c’est avant tout un changement radical de style, qui a suscité, il faut le reconnaître, un immense espoir. Il est ouvert, dynamique, chaleureux, et doté d’un baratin extraordinaire", estime le chercheur René Lefort. "C’est un homme de coups, certes spectaculaires. Comme avec cette initiative de planter un million d’arbres… Mais il dirige seul, avec une poignée de gens autour de lui" et "ne pose pas les fondements d’une démocratie durable". Le Premier ministre, toujours pressé, a promis des élections législatives en mai 2020. S’il parvient à organiser le premier scrutin libre et transparent de l’Éthiopie, il fera taire une grande partie des critiques.
La réconciliation entre l’Éthiopie et l’Érythrée est intervenue en 2018 après 30 ans de guerre d’indépendance et d’hostilités.