Les Algériens aux urnes ce jeudi: une présidentielle... sans électeurs
Un scrutin rejeté par la population, qui exige un "État civil et non militaire".
- Publié le 12-12-2019 à 07h43
- Mis à jour le 12-12-2019 à 12h09
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Un scrutin rejeté par la population, qui exige un "État civil et non militaire".
Pour les Algériens qui manifestent tous les vendredis depuis dix mois, c’est l’heure de vérité. Si le général Gaïd Salah, l’homme fort du régime, semble décidé à passer en force pour imposer "son" président, la majorité de la population est mobilisée pour lui faire barrage. Depuis mardi, grèves et manifestations se sont intensifiées dans les grandes villes autour de deux mots d’ordre consensuels : "pas de vote avec les maffias" et "pouvoir civil et non militaire". Malgré les menaces du chef d’état-major, les contestataires redoublent d’ingéniosité pour bloquer le scrutin : des urnes ont été brûlées, ce mercredi, sur la place publique, et des centres de vote murés avec des briques. Malgré quelques dérapages, les contestataires s’accordent sur un point : garder le cap sur la "Slimya-talwit" (lutte pacifique) pour déjouer les provocations.
L’enjeu est historique. Aux Algériens qui exigent la "rupture radicale avec le système politique" pour instaurer la démocratie, le commandement militaire, cœur du pouvoir depuis la chute du président Bouteflika le 2 avril dernier, tente de jouer les prolongations avec des changements cosmétiques. Après avoir échoué à deux reprises - le 18 avril et le 4 juillet - à imposer une élection présidentielle dans la tradition des urnes à double fond, le général Gaïd Salah tente de sortir de l’impasse par la ruse, la manipulation et la répression. Hormis quelques journaux privés qui continuent d’informer avec éthique, les médias sont au garde-à-vous pour relayer la propagande officielle, à la gloire de l’armée et de son chef. La justice fera le reste pour donner un semblant de légalité à une répression qui se banalise.
Peuple-armée : le dangereux face-à-face
Selon la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, plus de 200 détenus pour délit d’opinion, notamment des militants associatifs, croupissent dans les prisons pour avoir critiqué l’armée, manifesté pacifiquement ou brandi un emblème berbère. Amnesty International, qui exige leur libération, a "recensé au moins trois cas de détenus ayant été victimes de mauvais traitements en détention".
Pour faire diversion, le procès de dignitaires du régime Bouteflika et d’oligarques accusés de corruption et de détournement de fonds publics a été programmé quelques jours avant le scrutin. Deux ex-Premiers ministres, des ministres et des chefs d’entreprises ont été condamnés, mardi, à des peines allant de 5 à 20 années de prison. Si les sommes détournées justifient la lourdeur du verdict, la mise en scène télévisée n’a pas réussi à convaincre les Algériens de la bonne foi du pouvoir, ni à occulter l’instrumentalisation de la justice dans les luttes claniques du sérail.
Sans interface civile, le commandement militaire se retrouve en première ligne, face au peuple en lutte pour son émancipation citoyenne. S’y ajoute, pour le général Gaïd Salah, une dimension personnelle qui peut conduire à de tragiques dérapages s’il est contrarié dans ses desseins. Après avoir placé ses fidèles dans les postes, civils et militaires, névralgiques, le chef d’état-major veut à tout prix introniser un président à sa dévotion, avant de retourner dans l’ombre et de continuer à tirer les ficelles derrière le rideau. Car, s’il perd la partie, il sait qu’il aura, à son tour, à rendre des comptes.
L’Algérie plurielle en marche
Après avoir échoué à tromper les Algériens en les caressant dans le sens du poil, le vieux soldat octogénaire multiplie les menaces et les invectives contre "les traîtres, au services de puissances étrangères" qui rejettent le scrutin. Dans le casting des postulants au poste de favori de l’armée, il n’a réussi, toutefois, à rallier aucune personnalité crédible, qui aurait pu donner le change. Les cinq candidats sont plombés par leur passé au service du clan Bouteflika. Donnés finalistes pour un deuxième tour dans le scénario initial, les ex-Premiers ministres Abdelmadjid Tebboune, 73 ans, et Ali Benflis, 75 ans, viennent d’exploser en vol : le fils du premier est emprisonné pour une sombre histoire de drogue, alors qu’un membre du directoire de campagne du second a été placé, lundi, sous mandat de dépôt, pour "espionnage" !
Dans le consensus flottant des décideurs militaires, y a-t-il un "plan B" ? Sous les projecteurs depuis quelques jours, Azeddine Mihoubi, 60 ans, ancien ministre de la Culture, risque d’être la surprise du chef. Mais au-delà des spéculations, il reste une certitude : l’armée, habituée à régler les problèmes dans le huis-clos des conclaves secrets, doit désormais composer avec la société, qui rejette son hégémonie.
Quels que soient les résultats de ce scrutin bien singulier, les Algériens se sont préparés pour une lutte pacifique de longue durée. Dès demain, ils descendront de nouveau dans la rue pour clamer leur soif de liberté et de démocratie. Avoir déjoué les manœuvres de division et les provocations violentes du pouvoir est déjà une victoire. Pour les nouvelles générations de militants, reconnaître l’Algérie plurielle, dans la diversité de toutes ses composantes ethniques, culturelles, politiques et religieuses est un défi d’avenir.