"Le régime mis en place par Bouteflika est en voie d’extinction"
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- Publié le 02-04-2020 à 14h07
- Mis à jour le 03-04-2020 à 15h57
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Son obsession du pouvoir est ce qui a mené l’ex-président algérien à sa perte, il y a juste un an, note Farid Alilat.
Il y a un an pile ce 2 avril, Abdelaziz Bouteflika quittait le pouvoir sous les coups de boutoir d’une révolution pacifique aussi impromptue qu’inédite, lancée six semaines plus tôt. Après cette démission forcée, l’ex-président algérien, 83 ans, vit toujours reclus, confiné, dans sa résidence médicalisée. Un lieu qu’il ne quittait déjà qu’en de rares occasions, médicales ou cérémonielles, depuis son AVC de 2013 qui l’a laissé très diminué. L’occasion de revenir sur la trajectoire de ce diplomate devenu autocrate, avec Farid Alilat. Ce journaliste lui a consacré une somme intitulée Bouteflika : l’histoire secrète (éditions du Rocher), qui fourmille d’anecdotes et de confidences glanées dans les coulisses d’un pouvoir que le président déchu a tant voulu conquérir et conserver. "Un travail de 20 ans", nous dit l’auteur.
Bouteflika voulait mourir au pouvoir. Comment vit-il une telle disgrâce, qu’il n’a pas vue venir ?
Il occupe cette résidence de Zéralda dans une sorte de réclusion, avec sa sœur, une équipe médicale, et un service de protection. Peu de gens lui rendent visite. Bouteflika n’a pas d’ami, il avait des serviteurs. Il n’est pas coupé du monde extérieur, puisque sa sœur peut sortir. Il se tient au courant des nouvelles. Il est conscient et suit la situation en Algérie. Quoi qu’on ait pu dire, son cerveau fonctionne, mais ses membres inférieurs et une partie de sa main gauche sont paralysés. Il parle peu en raison d’une aphasie, irréversible. Il vit très mal la situation, à double titre. D’abord parce que son frère Saïd, qu’il a élevé comme son propre fils et qui est devenu son conseiller, purge une peine de quinze ans de détention (pour complot contre l’armée et l’État, NdlR). Et puis, il y a la déchéance politique et morale de celui qui disait être l’incarnation du peuple algérien, chassé par lui. C’est une fin de vie qu’il n’aurait pas imaginée dans ses pires cauchemars.
Ce pouvoir, il l’a convoité pendant vingt ans puis conservé pendant vingt ans. C’était obsessionnel, écrivez-vous.
La vie de Bouteflika a été guidée par deux obsessions. La première : accéder au pouvoir suprême. Depuis qu’il est devenu ministre des Affaires étrangères dans les années 1960, il a toujours vécu dans l’ombre de Boumédiène dans l’espoir de lui succéder. Cette obsession, c’est une flamme qui l’a toujours guidé. La seconde obsession, une fois qu’il est arrivé au pouvoir en 1999, a été de le garder à tout prix. Cette obsession de briguer un cinquième mandat au-delà de la raison, du bon sens, en dépit de son état de santé très précaire, en dépit de l’hostilité d’une bonne partie des Algériens, l’a mené à la perte du pouvoir l’an dernier. Il ne faut pas oublier que pendant cette révolution, son frère Saïd n’excluait pas l’idée de décréter l’état d’urgence. C’est dire que cette famille était obsédée par l’idée de garder le pouvoir. Il aurait pu sortir par la grande porte s’il avait quitté le pouvoir en 2009 au lieu de changer la Constitution pour lui permettre de faire plus de deux mandats. Il a hypothéqué son destin présidentiel et aussi l’avenir du pays.
Qu’est-ce qui explique, selon vous, ce rapport obsessionnel au pouvoir ?
Bouteflika ne croit pas à la démocratie, au pluralisme politique. Il a une conception monarchique du pouvoir. Il a vécu longtemps au Maroc (à Oujda, où il est né en 1937, NdlR) et aux Émirats arabes unis. Il est imprégné du modèle de gouvernance des royaumes ou des régimes arabes forts. Ses modèles, c’était Kadhafi, Ben Ali et Saddam Hussein, des autocrates.
Un autocrate, c'est ce qu’il est devenu…
Bouteflika est devenu autocrate dans le sens où il détenait presque tous les pouvoirs, où il n’y avait plus de contre-pouvoir. Et son clan avait intérêt à garder le pouvoir pour peser sur sa succession de sorte que les intérêts des membres soient préservés et qu’ils n’aient pas à rendre de comptes. Il n’y a qu’à voir le nombre de responsables poursuivis en justice pour comprendre ce soutien indéfectible au maintien de Bouteflika au pouvoir: deux anciens Premiers ministres condamnés à de lourdes peines de prison, vingt-quatre ministres poursuivis pour corruption, des généraux et la majorité des oligarques qui ont financé les campagnes électorales de Bouteflika emprisonnés.
Diriez-vous que le système qu’il a mis en place et que la population a dénoncé dans la rue durant un an a vécu ?
Pour moi, le régime - plutôt que le système - que Bouteflika a mis en place depuis 1999 et qui lui a permis de se maintenir au pouvoir durant vingt ans est en voie d’extinction. Son frère qui dirigeait le pays par procuration, les principaux responsables politiques sont soit en prison, soit totalement sortis du pouvoir. La direction de l’armée, son alliée, a changé. Les deux partis qui l’ont soutenu au pouvoir sont totalement discrédités. Il reste des survivances, comme l’actuel président, à qui l’on reproche d’avoir été son Premier ministre pendant 80 jours en 2017. Pour une partie des Algériens, le président Tebboune (élu en décembre, NdlR) ne constitue pas une rupture par rapport à l’ancien régime. Ce n’est pas totalement vrai. Un régime, ce sont des hommes qui l’animent, qui l’incarnent. Ce sont des hommes qui font vivre les institutions. Et ces hommes qui animaient le régime de Bouteflika ne sont plus là, pour une grande partie d’entre eux. Pour moi, le régime est presque totalement dégagé. Mais pour passer d’un tel régime, long de vingt ans, à une nouvelle république, démocratique, pluraliste, il faut du temps. Et d'autant plus que l’une des grandes faillites du régime Bouteflika est qu’il n’a pas permis une alternance du pouvoir, qui aurait pu faire émerger de nouvelles générations d’élites dirigeantes. Le nouveau président a 73 ans.
Abdelmadjid Tebboune peut-il incarner la transition et intégrer les demandes populaires de changement ?
C’est trop tôt pour le dire. Ceux qui l’ont rencontré disent qu’il veut faire de son mandat une présidence de transition. Certains jugent que les revendications de la rue ne sont pas encore satisfaites, qu’il y a des atermoiements, des dysfonctionnements au sommet de l’État. C’est d’autant plus compliqué que la situation du pays va être doublement impactée par la pandémie de Covid-19 et par la chute des prix du pétrole, qui représente 95 % des revenus de l’Algérie. Le président a initié un chantier de réforme de la Constitution, dont la première mouture devait être remise en mars, dans la perspective d’un référendum d’ici l’été. Avec la situation sanitaire actuelle, le projet va être différé de quelques semaines, ou quelques mois.
L’accaparement des ressources de l’Etat, qu’on a beaucoup reproché au clan Bouteflika, fait-il partie de sa conception du pouvoir ?
Le régime qu’il a mis en place ne vise pas l’accaparement des richesses. Il s’est accaparé le pouvoir et tout ce qui va avec. Il a donc utilisé la rente pétrolière pour gagner des appuis politiques, des alliances -par exemple avec des hommes d’affaires qui ont bénéficié de marchés publics colossaux- et pour acheter la paix sociale. Il a utilisé la corruption comme un mode de gouvernance et de soumission. Le nombre de procédures judiciaires pour corruption à l’égard d’anciens ministres, mais aussi de préfets ou de maires, donne une indication de l’échelle quasi industrielle à laquelle celle-ci était pratiquée. C’est du jamais vu dans l’histoire contemporaine. Ces affaires servent de révélateur de la gabegie qui a marqué le règne de Bouteflika et servent d’exemple pour l’avenir.
Cette lutte contre la corruption menée par la justice va-t-elle laisser des traces de sorte qu’elle sera bien moins possible désormais ?
Oui, mais c’est un long travail qui demande de la sérénité et des moyens. De toute manière, deux facteurs favorisent la corruption. D’une part, elle a besoin de responsables qui ferment les yeux ou qui l’encouragent, et ceux-ci sont poursuivis ou en prison. D’autre part, il faut une disponibilité de l’argent de la manne pétrolière. Et durant les vingt dernières années, il tombait littéralement du ciel, ce qui n’est plus le cas. L’Algérie n’a presque plus d’argent. Et d’ici deux ou trois ans, elle devra sans doute en emprunter.