En Libye, un "rééquilibrage" des forces qui augure d’une solution politique
Les deux camps rivaux semblent convenus qu’ils n’iront pas plus loin sur le plan militaire, estime le politologue Rudolf el Kareh.
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Publié le 10-06-2020 à 17h30 - Mis à jour le 11-06-2020 à 10h41
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L’arrêt forcé, après un plus d’un an, de l’offensive du maréchal Khalifa Haftar sur la capitale Tripoli et le renforcement des positions du gouvernement de Fayez al Sarraj autour de la capitale et dans l’ouest du pays marquent un tournant dans la seconde guerre civile libyenne. Les troupes de l’homme fort de l’Est, qui avait prolongé sa campagne entamée en 2014 contre les milices islamistes dans le sud et l’ouest, ne sont pas parvenues à prendre le contrôle de la capitale, défendues par des troupes gouvernementales dominées par des milices islamistes. Celles-ci ont repris le contrôle, ces dernières semaines, d’une série de localités et de bases militaires avant d’entamer une offensive sur Syrte, une ville à l’est de Tripoli qui constitue un verrou stratégique en direction de l’Est.
“Il n’y a pas de défaite absolue du camp Haftar ni de victoire absolue du gouvernement Sarraj de Tripoli, comme il n’y a pas eu, au départ, de victoire et de défaite militaire dans l’autre sens lorsque Haftar a lancé son offensive dans l’Ouest”, estime le politologue et sociologue Rudolf el Kareh. Pour lui, si le pays est soumis à des lignes de fractures (réapparues depuis la chute du régime Kadhafi) dont la plus apparente est celle entre l’Est et l’Ouest, il en existe d’autres à l’intérieur de ces régions. “Cette fragmentation”, dit-il, alimente un “système d’allégeances”. Ainsi, les victoires et les défaites (des deux camps) s’expliquent, selon lui, davantage par les changements d’allégeances que par les combats. Et ce, même si ces derniers ont bien eu lieu, en particulier dans la banlieue sud de Tripoli et dans la région de la base d’Al Watiya, à l’ouest du capitale, non loin de la frontière tunisienne. Les 200 000 déplacés libyens recensés par l’Onu prouvent aussi leur existence.
Un “rééquilibrage des forces” sur le terrain
Ce tournant militaire du conflit pourrait bien favoriser une nouvelle séquence diplomatique. “On assiste en ce moment à un rééquilibrage des forces sur le terrain, qui semble augurer une tentative de restaurer le processus politique sur la base des attendus de la conférence de Berlin de janvier dernier. L’idée est de retrouver un terrain d’entente associant l’ensemble des parties”, avance Rudolf el Kareh. La visite du maréchal libyen à son ex-homologue égyptien, le président Abdel Fatah al Sissi la semaine dernière, s’est soldée par un appel à appuyer un cessez-le-feu (prévu lundi 8). La “déclaration du Caire”, qui réclame aussi le retrait des “mercenaires étrangers” de Libye, appelle aussi l’Onu à organiser des négociations entre les autorités rivales. Par cette initiative, l’Égypte, qui appuie Haftar depuis le début de son offensive, semble reconnaître les limites de cette dernière. Haftar le militaire, sans doute sous pression, a lui-même souscrit à ce cessez-le-feu, avant que son autre parrain étranger, les Émirats arabes unis, en fasse de même.
Autre signe annonciateur d’une solution politique, la Russie, troisième grand parrain d’Haftar, a réaffirmé un retour à une solution politique par la voix de son chef de la diplomatie, Serguei Lavrov. Ceci tend à prouver que désormais “l’éventualité qu’une partie des forces en présence prenne le dessus sur l’autre est exclue”, affirme M. el Kareh. “Aujourd’hui tout le monde travaille à une trêve qui, d’une part, rétablirait l’équilibre sur le terrain et, d’autre part et surtout, serait une porte d’entrée vers une solution politique visant à l’établissement d’un État libyen. Et ce, avec l’ensemble des forces en présence”. En effet, d’autres forces politiques existent au-delà des deux camps principaux qui rivalisent pour le contrôle du pays.
Plusieurs enjeux géopolitiques et politiques internationaux et régionaux se trouvent imbriqués sur la scène libyenne. “L’un d’entre eux”, explique Rudolf el Kareh, “est la stratégie de désencerclement menée sur le long terme par la Russie sur son flanc sud méditerranéen, face à la stratégie d’enveloppement menée par les États-Unis sous le couvert de l’Otan” dans les pays baltes et en Ukraine. “Le jeu russe complexe avec la Turquie, membre de l’Otan mais que l’Otan ne contrôle pas totalement relève du même ordre”. Autrement dit, la présence – niée par Moscou – de forces (mercenaires) russes en Libye s’explique aussi par la volonté de la Russie d’étendre son influence jusqu’en Afrique du Nord, aux portes sud de l’Union européenne…
L’influence russe, en face de l’Europe
De son côté la Turquie, qui dit être intervenue en Libye pour appuyer le gouvernement légitime et reconnu par l’Onu, se retrouve “engluée”, estime le politologue. “Le scénario qui verrait la Libye devenir une sorte d’excroissance en Méditerranée d’un pouvoir faisant allégeance à l’idéologie des Frères musulmans est extrêmement difficile. Cela ne peut aboutir qu’à une nouvelle fragmentation et une division de la Libye, que les sponsors étrangers de M. Haftar ne permettraient pas. L’Égypte (qui a qualifié la confrérie d’organisation terroriste, NdlR) ne pourra pas accepter sur son flanc ouest un État libyen sous domination turque, avec un régime affilié aux Frères musulmans, comme celui de l’AKP de M. Erdogan. Ce serait un casus belli. Pareil pour les Émirats arabes unis, qui ont un énorme contentieux avec la confrérie, qui ne pourraient pas non plus accepter un tel régime à Tripoli. Ceci sans compter l’aggravation des tensions avec la Grèce en raison des visées pétrolières et gazières d’Erdogan en Méditerranée orientale.”
Dès lors, d’après le spécialiste, les marges de manœuvre des deux camps principaux paraissent bien définies. “La Turquie est très prudente et ne va pas au-delà de certaines limites. Elle a aidé Sarraj à revenir sur le devant de la scène militaire dans sa région mais elle ne va pas au-delà”. Tout comme les avions russes, dont les États-Unis ont révélé le déploiement en mai sur une base du centre de la Libye, qui n’ont pas bougé depuis. “L’arrivée de ces avions va aussi dans le sens de fixer les limites, d’indiquer la ligne d’équilibre, de partage des forces”. Tous ces éléments semblent constituer, d’après M. el Kareh, “une garantie que l’on n’ira pas plus loin” sur le plan militaire. Laquelle devra se traduire au niveau politique. Le plus dur…