"En Mauritanie, les juges remettent les esclaves à leurs maîtres, dans l'enfer qu'elles ont fui"
Biram Dah Abeid milite pour l'abolition de l'esclavage en Mauritanie. D'après lui, dans ce pays africain, "des hommes, des femmes peuvent être vendus, gagés, cédés, loués, ils travaillent sans repos, sans salaire, sont violés".
- Publié le 08-08-2020 à 11h39
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Lorsque Biram Dah Abeid a débarqué, en février dernier, dans la petite salle dédiée aux interviews lors du Sommet de Genève pour les droits de l’homme, le militant abolitionniste mauritanien nous apparaît fébrile et fatigué. Après quelques minutes d'entretien, son engagement et sa détermination vont, pourtant, prendre le pas sur sa forme physique. Le président du mouvement IRA (Initiative de Résurgence du Mouvement Abolitionniste) n'est pas du genre à lâcher le morceau. Pour son père, affranchi, le parlementaire se bat depuis des années afin que cesse l'esclavage dans la république islamique du Nord-Ouest de l'Afrique. Et ses passages en prison ne modifient en rien sa détermination. Prix des Nations Unies pour la cause des Droits de l'homme, Biram Dah Abeid est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Comment allez-vous ?
Je continue de me soigner à la clinique Saint Jean de Bruxelles. Mon corps subit encore les effets des différents emprisonnements. Les conditions d'hygiène étaient inexistantes, l'accès au soin était difficile. Je suis très fatigué mais aussi très content d'être ici. La cause des droits de l'homme, c'est mon cheval de bataille.
La situation a-t-elle changé en Mauritanie depuis l'élection du président Mohamed Ould el-Ghazouani en juin 2019 ?
Non, elle a empiré, notamment concernant la question de l'esclavage. Depuis l'avènement du président, les juges éconduisent systématiquement les victimes. Ils les remettent à leurs maîtres, dans l'enfer qu'elles ont fui. Je prends l'exemple de Ghaya Maiga, une fille âgée de 14 ans. Le juge d'instruction a purement et simplement remis la fillette à ses bourreaux. Ils ont utilisé son exemple pour menacer les autres esclaves avec un mot d'ordre : si vous fuyez vers l'IRA ou la justice, vous subirez le même sort. La discrimination raciale a également empiré. Avant, l'Etat prenait le soin de "colorer" les différents corps de l'Etat en recrutant 1%, 2% ou 3% de ses membres parmi les communautés noires. Sous Ould el-Ghazouani, les recrutements dans les différents corps de l'Etat sont systématiquement monocolores.
Mohamed Ould el-Ghazouani vous a, pourtant, reçu après cette élection. Comment s'est déroulée cette rencontre ?
Bien. Mais il n'a pas respecté toutes les promesses qu'il a faites. Parmi celles-ci, il y avait la reconnaissance de notre mouvement, qui est toujours interdit. Il n'a pas non plus levé les poursuites judiciaires contre les exilés politiques de son prédécesseur. Mohamed Ould el-Ghazouani a poursuivi la même ligne de conduite faite de racisme et d'exclusion.
Si on vous proposait un poste de ministre, auriez-vous intérêt à l'accepter ?
Pour changer les choses, il faut d'abord changer les orientations du pouvoir, qu'il se détourne de la violation des droits de l'homme, de la gabegie que représente la corruption, de la gestion raciste et ethniciste de l'Etat. Il faut que le pouvoir accepte de s'orienter vers un État de droit, vers une gouvernance démocratique, droit-de-l'hommisme et de paix, qu'il accepte de réparer les crimes lourds que l'Etat a commis contre nombre de ses communautés. Ensuite, on pourra envisager autre chose. On ne peut pas mettre la charrue avant les bœufs.
Vous avez utilisé le mot "apartheid" pour décrire la situation en Mauritanie. Est-ce le terme approprié selon vous ?
Oui... Pour moi la Mauritanie est un apartheid non-écrit... Je l'ai toujours dit. Un système basé sur une discrimination raciale qui s'apparente beaucoup au système d'apartheid sud-africain. Les Haratines (NdlR : les habitants noirs du Sahara) sont toujours en bas de l'échelle.
1% selon The Global Slavery Index, 20% selon votre mouvement. Quelle part de la population mauritanienne est touchée par l'esclavage ?
Ceux qui disent 1% sont des gens étrangers à la société mauritanienne. Nous sommes des descendants d'esclaves et côtoyons cet esclavage. Nous pensons qu'environ 20% des Mauritaniens sont des esclaves par ascendance, par la naissance. Des hommes, des femmes naissant comme la propriété d'autres personnes. Ils peuvent être vendus, gagés, cédés, loués, ils travaillent sans repos, sans salaire, sont violés. Les femmes, les fillettes... Dans une impunité totale. L'esclave se transmet par la ligne de la mère. Toute femme qui est esclave voit sa progéniture naître esclave.
Pourquoi l'esclavage se poursuit-il malgré son abolition en 1980 ?
Tous les textes ne l'ont pas aboli. Il y a aussi une loi suprême qui est la charia islamique et qui n'est, ni plus ni moins, qu'un code noir toujours valorisé dans la Constitution mauritanienne. Dans les écoles pour former les magistrats, les imams, les officiers de police... ces textes sont enseignés. Les lois onusiennes et modernes ne sont pas appliquées en cas de conflit avec la loi sacrée. Il y a des lois destinées à l'international, citées par les partenaires de la Mauritanie (l'Union européenne, la France, l'Espagne...) pour justifier de nous fréquenter bien que la Mauritanie viole de manière très grave les principes sur lesquels sont fondés les systèmes européens et onusiens. C'est grâce à l'argent de l'Europe, au soutien de la France, de l'Espagne, que le pouvoir mauritanien a fait main basse sur les résultats des élections, l'économie du pays, la liberté d'expression, de réunion, d'association. C'est grâce à leur soutien militaire, sécuritaire et diplomatique.
En novembre 2019, vous avez été accusé par un quotidien sénégalais d'avoir volé des munitions à l'armée sénégalaise. D'où venaient ces accusations selon vous ?
C'est une cabale de diabolisation lancée dans la presse sénégalaise, reprise par certains quotidiens mauritaniens, selon laquelle j'ai été l'auteur d'un vol d'armes et de munitions de l'armée sénégalaise, que je voulais utiliser cet arsenal pour déstabiliser le gouvernement mauritanien. Cette rumeur ne vient pas du pouvoir mauritanien, ni du pouvoir sénégalais, mais de groupuscules tapis dans l'ombre du pouvoir de mon pays et de l'opposition mauritanienne sectaire qui veulent nuire à notre mouvement.
Durant les élections de 2018, vous aviez passé une alliance avec le parti Sawab, une formation nationaliste d'obédience baassiste... Pourquoi avoir fait alliance avec ce parti ?
Nous sommes interdits, notre parti politique est interdit, notre ONG IRA est interdite. Pour se présenter aux législatives et entrer au parlement, selon la loi électorale, il faut obligatoirement se porte candidat à travers un parti politique. Les partis esclavagistes et réactionnaires nous ont fermé la porte. Le seul qui nous a acceptés, qui a accepté notre combat, est le parti Sawab. Nous l'avons intégré. Les autorités ont, bien sûr, eu peur de cette alliance car la force populaire du mouvement IRA fait peur au pouvoir. Les autorités m'ont arrêté à la veille des élections législatives pour m'empêcher de faire campagne. J'ai quand même été élu du fond de ma prison et, quelques mois après, je me suis présenté aux élections présidentielles. J'ai fini premier mais un coup d'Etat m'a placé deuxième.
Vous préparez déjà 2024 ?
Bien sûr, 2024, sera notre année. Ce sera le sacre des mouvements abolitionnistes. Nous sommes majoritaires dans la population qui place ses espoirs en nous. Vous savez, mon père est né libre mais ma grand-mère est restée esclave jusqu'à sa mort. Le premier mariage de mon père avec une fille esclave s'est terminé de manière triste car son épouse et ses deux enfants ont été vendus. Lorsqu'il s'est marié avec sa deuxième épouse qui était libre (ma mère), il a décidé de me scolariser, j'étais le premier à aller à l'école dans une famille de 12 enfants. Il m'a confié la mission de me battre contre l'esclavage et je lui en ai fait la promesse. Mon père me donne cette force, cette fierté d'aller de l'avant. Sans concessions, sans compromissions. Je pense à lui, je suis fier de lui et fier de moi.