Une présidentielle dans une Côte-d'Ivoire au bord de l'explosion
Les électeurs ivoiriens doivent voter ce samedi pour désigner leur Président. La campagne pour ce scrutin a déjà fait une trentaine de morts – essentiellement en raison de crimes de haine entre nordistes et sudistes – et l’on redoute de nouvelles violences samedi et lors de la proclamation des résultats, alors qu’un convoi électoral pro-Ouattara a été mitraillé jeudi soir, sans faire de victimes heureusement. D'aucuns soupçonnent des manipulations, afin de pousser aux affrontements.
Publié le 30-10-2020 à 17h50
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Qui est responsable de cette terrible dégradation de la situation, dans un pays qui a largement récupéré son niveau économique dix ans après la guerre civile de 2010-2011 (3000 morts) ?
“Ivoirité” et guerre civile
En partie l’ex-président Laurent Gbagbo qui, en 2010, avait refusé de reconnaître sa défaite électorale face à Alassane Ouattara et préféré le recours à la violence pour se maintenir au pouvoir. Son long passage à la tête de l’État (2000-2011), où il s’était hissé à la suite d’une élection irrégulière suivie de la non organisation des élections de 2005, avait entretenu une forte tension entre nordistes, essentiellement musulmans, et sudistes (y compris les originaires du centre, comme Gbagbo), chrétiens et animistes. Non pour des raisons religieuses, mais pour barrer la route du pouvoir au nordiste Alassane Ouattara : une politique de l’”ivoirité” traitait désormais les nordistes comme des étrangers au même titre que les migrants venus des pays voisins du nord.
Jeudi, dans une interview à TV5 Monde, donnée depuis la Belgique où il vit en attendant son procès en appel devant la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité, Laurent Gbagbo a appelé au “dialogue” sous peine de courir à “la catastrophe”.
Troisième mandat: la promesse trahie
Responsable aussi en partie, le Président sortant, Alassane Ouattara, qui se présente à un troisième mandat qu’il avait promis de ne pas briguer – et qui est interdit par la Constitution – sous prétexte que son dauphin est décédé inopinément en juillet dernier. Depuis lors, les manifestations et les violences se succèdent pour protester contre son coup de force institutionnel. Une Cour constitutionnelle à sa main a, en effet, assuré qu’en raison d’une nouvelle Constitution, adoptée en 2016 (et prévoyant deux mandats seulement), les compteurs sont remis à zéro et ses deux premiers mandats ne comptent donc pas…
La politique libérale menée pendant dix ans par Alassane Ouattara a amené une croissance soutenue en Côte-d’Ivoire, qui a repris sa place de leader régional, mais la redistribution se fait très mal, aiguisant la tentation de rejeter l’autre pour ne pas partager avec lui.
Le premier coup d'Etat militaire dans le pays
Responsable aussi du désastre qui se profile, Henri Konan Bédié, qui avait surfé sur le concept d’”ivoirité” pour écarter celui qui lui avait brièvement disputé la Présidence à la mort du “père de l’indépendance”, Félix Houphouët-Boigny, en 1993 : le Premier ministre de l’époque, Alassane Ouattara. Grâce à l’”ivoirité”, déniée à ce dernier, il ne pourra pas se présenter aux élections de 1995 et 2000.
La Présidence sous Bédié, de 1993 à 1999, sera marquée par la corruption et l’absence de progrès. Il sera renversé par le premier coup d’État militaire qu’a connu le pays. Le général putschiste Robert Guéi permit les élections (irrégulières) de 2000, qu’il comptait bien remporter, mais il se fit doubler par Gbagbo.
Ouattara et Bédié sont les principaux rivaux du vote de samedi, Gbagbo n’ayant pu se présenter aux suffrages des électeurs. Ces trois hommes ont préparé le brouet de violence que les Ivoiriens risquent de devoir avaler parce qu’ils ne peuvent se résoudre à quitter la scène à 86 ans (Bédié), 78 ans (Ouattara) et 75 ans (Gbagbo), dans un pays où l’âge médian de la population est 19 ans mais où la vieillesse est présentée comme l’équivalent de la sagesse, quand bien même on a prouvé son manque de sens commun. Tous les trois se sont, depuis 1995, alliés à l’un contre l’autre, à tour de rôle.
Appel au boycott mais pas de retrait
Les outsiders sont Pascal Affi N’Guessan, 67 ans, dissident de Gbagbo, et Bertin Kouadio Konan, 51 ans, dissident de Bédié. Comme dans beaucoup de pays d’Afrique, les poids lourds de la politique ivoirienne ne forment pas de possibles successeurs (ou un seul, dans le cas de Ouattara, et ce dauphin a disparu) : le chef veut rester chef jusqu’à sa mort et celle-ci plonge la formation et/ou le pays dans le désarroi. Celui qui prétend représenter la relève doit partir.
Bédié et Affi N’Guessan ont appelé leurs partisans à la “désobéissance civile” et au “boycott actif” du processus électoral – déclenchant de nouvelles violences communautaires dans les localités où les ethnies se mélangent. Mais ils se sont bien gardés de retirer leurs candidatures.
“Peuple de Côte-d’Ivoire […] veux-tu revivre les horreurs que tu as vécues il y a à peine dix ans ?”, interrogeait en août dernier, dans Fraternité Matin, Venance Konan, journaliste respecté. “Lorsque la boîte de Pandore est ouverte, il est difficile de la refermer”, avertissait-il. “La haine que l’on est en train de t’inoculer ne consumera que toi seul. Ceux qui te demandent de prendre la machette ou le fusil contre ton voisin vivent en sécurité”.