Dix ans après, les rêves brisés du printemps arabe
Il y a tout juste dix ans, un jeune marchand ambulant s’immole par le feu dans le centre du pays. Mohammed Bouazizi allume sans le savoir une révolution qui va déferler dans d’autres pays. Les "printemps arabes" sont nés.
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Publié le 17-12-2020 à 08h25 - Mis à jour le 20-01-2021 à 22h15
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Un corps momifié. Une chambre d’hôpital. Un président impassible. La scène va achever d’écœurer une Tunisie bouleversée et déjà en pleine ébullition. L’homme sous les bandelettes à l’hôpital de Ben Arous, qui soigne les grands brûlés près de Tunis, c’est Mohammed Bouazizi, 26 ans. Ce marchand de légumes ambulant s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010. Ce jour-là, il y a tout juste dix ans, personne n’a voulu le recevoir à la préfecture de Sidi Bouzid, une petite ville située en plein centre du pays. Il voulait protester contre une nouvelle confiscation de son étal par des policiers. Le désespoir et l’humiliation ont composé un mélange incendiaire.
Son geste sera l’étincelle de ce qui deviendra petit à petit un mouvement de contestation à l’échelle nationale. Le détonateur d’une révolution carburant à l’indignation et s’arc-boutant sur le sort de cet invisible, de "ce héros malgré lui qui a successivement pris le visage de tous les laissés-pour-compte du pays", écrit l’historienne Sophie Bessis dans son Histoire de la Tunisie (Tallandier, 2019). Aujourd’hui, son visage imprime toute la façade du bureau de la poste de Sidi Bouzid et son nom est désormais indissociable du boulevard central, principale artère commerçante de la ville.
Une révolution en marche
La visite éclair du président Ben Ali, le 28 décembre, onze jours après son immolation et une semaine avant sa mort, était censée apaiser les manifestations, elle ne fera qu’attiser la flamme d’une révolution en marche. Elle balayera tout sur son passage, la dynamique lancée par ce corps pétrifié, sorte d’allégorie de ces régimes autoritaires oppresseurs et sclérosés à l’assaut desquels les peuples arabes allaient, les uns après les autres, se lancer. Ces révoltes sont nées sous le signe du sursaut avec pour principales visées la dignité, la justice sociale, les libertés (tahrir, en arabe).
"À un moment, ce qui était supportable ne l’est plus. Et, en général, la cause peut être qualifiée d’éthique ou de morale. Il y a une indignation telle que les gens éprouvent le besoin de sortir - j’allais dire presque d’eux-mêmes - de leur condition et de refuser ce qui les maintient dans cette condition", expliquait dans un entretien à La Libre le psychanalyste Fethi Benslama, auteur de l’opuscule Soudain, la révolution (Denoël, 2011).
Une libération de la parole publique
La Tunisie sera le berceau, et le principal laboratoire, de ces "printemps arabes" (dont rares seront les bourgeons démocratiques) qui, telle une traînée de poudre, se propageront à l’Égypte, la Libye, Bahreïn, la Syrie, et bien plus tard à l’Irak et au Liban. Le président tunisien Zine el Abidine Ben Ali sera le premier de ces autocrates honnis à tomber, le 14 janvier suivant, précédant l’Égyptien Hosni Moubarak moins d’un mois plus tard.
Depuis, la Tunisie s’est engagée sur la voie de la démocratie. Avec des réalisations concrètes : une nouvelle Constitution en 2014, des institutions solides. Et cette libération de la parole publique qui a permis l’expression du meilleur comme du pire : des émeutes violentes aux sittings pacifiques, des débats constructifs aux assassinats politiques, des insultes dévastatrices aux chamailleries superflues, de l’explosion du nombre de partis politiques (et également d’associations de la société civile) aux demandes de retour à l’ancien ordre établi…
"Nous étions plein d’espoirs, mais pas mal d’espoirs ont été déçus. Nous rêvions à la démocratie, à une meilleure justice sociale, à des emplois plus faciles à trouver. Mais hormis la démocratie formelle, qui existe et qui est incontestable, hormis la liberté d’expression, pleine et entière, la révolution n’a pas répondu à ses premières aspirations : il n’y a pas un meilleur équilibre entre les régions côtières du nord et de l’est et les régions reculées de l’intérieur du pays, le taux de chômage est presque le même qu’il y a dix ans, la moitié de l’économie est toujours informelle", résume l’essayiste Hatem Nafti, auteur de Dessine-moi une révolution (L’Harmattan, 2015) et De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve, 2019).
Une transition menacée
Dix ans après la révolution, la Tunisie poursuit sa transition démocratique, forte de ses révolutionnaires mais lestée par les retards des chantiers, et les menaces de restauration de l’ancien régime. Car au-delà du slogan ressassé "printemps arabe, hiver islamiste", qui traduisait la tendance des partis d’obédience islamiste à dominer le champ politique au lendemain des premières élections libres, les acquis peuvent apparaître bien minces. De quoi pousser certains jeunes - et moins jeunes - à quitter le pays pour tenter une vie ailleurs et inciter d’autres à vouloir revenir en arrière, dans un système où la vie était moins compliquée.
Pourtant, après avoir connu une crise politique qui a failli dégénérer en guerre civile, bien qu’empêtrée dans une crise économique et sociale durable, "la plus grave depuis que la Tunisie est indépendante" selon M. Nafti, le plus petit pays du Maghreb est désormais le seul parmi tous ceux qui ont fait leur "printemps" à tirer son épingle du jeu. Le seul à avoir poussé aussi loin sa révolution dans la voie d’une démocratisation. Envers et contre tout.