"Et il s'est endormi...": comment le Rwanda a piégé un ex-héros de Hollywood de nationalité belge
Alors que s’ouvre mercredi à Kigali le procès pour «actes de terrorisme» de Paul Rusesabagina, dont l’histoire a été rendue célèbre par le film «Hôtel Rwanda», le pasteur burundais, qui a servi d’appât pour ramener le sexagénaire à son insu dans son pays natal, évoque pour la première fois cette opération spectaculaire.
Publié le 17-02-2021 à 13h59 - Mis à jour le 05-03-2021 à 20h28
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Il y a des destins qui rendent la vie réelle plus puissante que tous les ressorts de l’imagination ou de la fiction. Celui de Paul Rusesabagina appartient à cette catégorie. Mercredi s’ouvre à Kigali le procès de cet homme longtemps adulé par Hollywood et immortalisé dans le film Hôtel Rwanda (2004). Comment a-t-il pu passer, en quinze ans, du statut de héros légendaire à celui de terroriste supposé ? Et qui est réellement ce sexagénaire qui devra, aux côtés de vingt autres suspects, répondre des accusations d’ «actes de terrorisme» en lien avec une série d’attaques meurtrières perpétrées en 2018 dans le sud-ouest du Rwanda ? Révélées tardivement, les parts d’ombre du «Schindler rwandais» qui pendant le génocide de 1994 aurait protégé 1 268 Tutsis réfugiés dans un hôtel de la capitale, puis les bifurcations qui l’ont propulsé à la tête d’un mouvement armé d’opposition au régime en place, sont déjà suffisamment troublantes. Et les conditions de sa réapparition spectaculaire au Rwanda le 31 août, alors qu’il avait définitivement quitté son pays en 1996, sont tout aussi intrigantes. «J’ai été kidnappé», a affirmé Paul Rusesabagina lors d’une audience devant ses juges le 27 novembre.
En exclusivité pour Libération et le magazine Jeune Afrique, le pasteur évangélique Constantin Niyomwungere, qui a servi de complice au piège visant à ramener chez lui le héros aux deux visages, a accepté de raconter cette opération digne d’un film d’espionnage. L’entretien avec le protagoniste de ce traquenard s’est déroulé en visio depuis le Rwanda, avec l’accord des autorités du pays. Reste que l’homme d’église auquel Rusesabagina a fait confiance semblait parler librement et son récit apparaît cohérent jusqu’au bout.
Médaille de la liberté
Né au Burundi voisin et âgé de 45 ans, Constantin Niyomwungere a passé l’essentiel de son existence à se consacrer à la religion. Il a créé sa propre église, la Goshan Holy Church, fédérant plus d’une centaine de paroisses dans la région de l’Afrique des Grands Lacs. Il y séjourne fréquemment même s’il a quitté son Burundi natal au tournant des années 90, atterrissant en Belgique, pays dont il obtient la nationalité en 2009.
Il ne sait pas grand-chose de Paul Rusesabagina ce jour de 2017, quand par l’entremise d’un ami commun «issu de l’opposition rwandaise en exil», il le rencontre dans un café de l’avenue Louise à Bruxelles. Son interlocuteur est pourtant encore une star, même si son étoile a déjà un peu pali. Grâce au film, nommé pour trois oscars, Rusesabagina a pu s’afficher aux côtés des people les plus en vue : Angelina Jolie, George Clooney, Matt Damon, et tant d’autres. Pour eux, il était le héros parfait : le Hutu qui, n’écoutant que son courage au moment du génocide, décide de jouer de sa proximité avec certains Hutus extrémistes pour monnayer (à coups de whisky et d’argent) la survie des Tutsis pourchassés et réfugiés à l’hôtel des Mille Collines dont il avait assumé la charge au début des massacres. Voilà pour l’histoire officielle, celle du film à succès. Elle vaudra à Rusesabagina de recevoir en 2005 à la Maison Blanche, des mains du président George W. Bush, la médaille de la liberté, plus haute distinction civile aux Etats-Unis.
Rusesabagina enchaîne alors les conférences, fait pleurer un public occidental, tiraillé par le remords d’avoir abandonné à son sort en 1994 un petit pays d’Afrique décimé par une extermination annoncée d’avance. Pourtant déjà, à ce moment-là, des voix critiques se font entendre, racontant une autre version : celle d’un hôtelier qui faisait payer le prix des chambres, menaçant ceux qui ne pouvaient pas le faire. Certains s’émeuvent aussi de voir le héros de Hôtel Rwanda cautionner parfois la thèse du «double génocide» dont seraient cette fois victimes les Hutus restés au pays.
«Pas de dialogue possible»
Mais c’est en 2017 que tout bascule. Au moment où il rencontre ce pasteur belgo-burundais, qui a également obtenu la nationalité rwandaise pour «pouvoir suivre l’activité de [s]es églises dans ce pays», explique-t-il. Cette année-là, Rusesabagina devient le leader d’un parti d’opposition, le Mouvement rwandais pour le changement démocratique, qui se dote d’une branche armée, le Front de libération national (FLN). Grâce à l’évêque, il espère alors entrer au contact avec des autorités burundaises. «Pour résoudre certains problèmes : des hommes à lui avaient été arrêtés à Cibitoke [dans le nord du Burundi, ndlr], raconte Constantin Niyomwungere. Il cherchait à utiliser le territoire burundais pour attaquer le Rwanda.» Au bout de quelques mois, le pasteur le met en contact «avec des diplomates burundais en Belgique».
Et puis ? Plus grand-chose. Les deux hommes restent virtuellement en contact. Echangent des SMS. En apprenant que le sud-ouest du Rwanda a été la cible d’attaques terroristes en 2018, le pasteur envoie un message : «Je lui ai demandé si c’était son groupe qui était concerné, et il m’a répondu oui», affirme Niyomwungere, qui revoit une fois l’ancien gérant de l’hôtel des Mille Collines en 2018, chez ce dernier à Bruxelles. «Il m’a expliqué qu’il n’y avait pas de dialogue possible au Rwanda et que la lutte armée était la seule solution», soutient le pasteur.
Mais en coulisse, la situation évolue. Dès 2009 en réalité, les autorités rwandaises auraient eu connaissance de contacts entre Rusesabagina et le Front démocratique de libération du Rwanda, un autre groupe armé, créé au lendemain du génocide en république démocratique du Congo (RDC). Dix ans plus tard, l’étau s’est resserré, notamment grâce à une collaboration accrue avec les Belges et les Américains. Ayant acquis la nationalité belge, Rusesabagina ne peut être extradé, mais il peut être entendu. Ce sera le cas en 2019, alors que sa résidence est perquisitionnée. Prenant visiblement peur, Rusesabagina, également résident permanent aux Etats-Unis, se réfugie dans sa propriété de San Antonio au Texas. Mais la même année, l’un de ses lieutenants, Callixte Nsabimana, surnommé «Sankara», est extradé des Comores vers le Rwanda. Plaidant coupable, il se met à table et charge ses anciens complices. Des aveux qui auraient été renforcés par les trouvailles des enquêteurs belges lors de la perquisition, notamment ses téléphones, qui révèlent des échanges d’appels avec le pasteur évangélique. Début 2020, Niyomwungere se trouve au Rwanda. «Le 27 février, peu de temps avant mon départ, j’ai été contacté par le RIB [Rwandan Investigation Bureau, l’office rwandais d’investigation, ndlr]», raconte-t-il. Arrêté pendant cinq jours et interrogé sur ses liens avec Rusesabagina, le pasteur promet de rompre tout contact. «Mais le monsieur du RIB me l’a déconseillé. Il m’a demandé au contraire de continuer à parler avec lui», ajoute le religieux. C’est à partir de cet instant que le piège va s’enclencher.
Trois jours au secret
Au début du mois d’août, alors qu’il se trouve à Nairobi au Kenya, celui qui se fait appeler «évêque» reçoit un nouveau message. «Rusesabagina me proposait de l’accompagner au Burundi puisque je connaissais bien le pays. Il voulait rencontrer les leaders de son groupe et aussi certaines autorités. J’ai aussitôt informé le RIB, qui m’a dit d’accepter», dit le pasteur. Si Rusesabagina ne semble pas se méfier d’un homme d’église, il refuse apparemment de prendre des lignes régulières dans la sous-région. «C’est lui qui a évoqué l’option d’un jet privé pour raisons de sécurité», insiste Niyomwungere, qui dément avoir invité l’ex-hôtelier à venir parler à ses fidèles, comme ce dernier le soutient.
Mais le religieux confirme que c’est bien lui qui laisse croire à la fable selon laquelle les autorités du Burundi sont prêtes à payer un jet privé depuis Dubaï pour accueillir cette célébrité. Le 26 août, Rusesabagina quitte donc San Antonio au Texas. Et, après un transit via Chicago, arrive le lendemain à Dubaï. «J’avais loué une chambre dans un hôtel Ibis pour qu’il se repose quelques heures. Puis je lui ai dit qu’un jet nous attendait le soir même dans un autre aéroport. Il ne savait pas alors que nous allions atterrir non pas au Burundi, mais au Rwanda. Je me suis chargé des formalités pour les passeports et une fois à bord, j’ai parlé très bruyamment pour couvrir la voix de l’hôtesse qui au décollage annonçait notre véritable destination. Ensuite, nous avons mangé et nous avons bu. Puis il s’est endormi jusqu’à notre arrivée. Ce n’est qu’en sortant de l’avion qu’il a compris que nous n’étions pas à Bujumbura.»
Ainsi s’achève l’opération qui a conduit l’ancien hôtelier, devenu opposant et chef de guerre, à se retrouver dans son pays natal. Ses avocats américains ont porté plainte en décembre contre le pasteur et la société d’aviation GainJet. Lors d’une de ses auditions, Rusesabagina aurait de son côté confirmé être à la tête d’un groupe armé, assurant cependant ne s’occuper que de «l’aspect diplomatique».
Reste qu’encore aujourd’hui, le protagoniste de Hôtel Rwanda ne manque pas de soutiens. Vendredi, le Parlement européen a voté une motion exigeant «un procès équitable» et émis des doutes sur les conditions de sa réapparition au Rwanda, où il est resté trois jours au secret avant d’être présenté publiquement. Depuis les Etats-Unis, sa famille se bat pour mobiliser en sa faveur des personnalités qui l’avaient côtoyé. Le procès sera donc suivi avec attention. Epilogue d’une longue saga marquée jusqu’au bout par des rebondissements.