Dix ans après la révolution, la démocratie en dents de scie en Tunisie: "Elle est dysfonctionnelle dans les faits"
Dix ans après la révolution, le parlementarisme est déjà bien à la peine.
Publié le 21-02-2021 à 13h31 - Mis à jour le 21-02-2021 à 13h30
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Il y a dix ans, Foued Thameur aurait accueilli avec réticence le journaliste sur l’un des vieux canapés du couloir qui longe l’hémicycle du palais du Bardo, où siégeaient les élus de l’Assemblée nationale constituante (2011-2014). À 24 ans, l’activiste de gauche, originaire de Gabès, ville côtière du sud, était obnubilé par la préservation de la pureté populaire de la révolution. L’ex-militant du syndicat étudiant Uget avait conscience d’écrire l’histoire en tant qu’élu chargé de rédiger le texte fondateur de la Tunisie nouvelle, dans l’enceinte même où fut proclamée la première Constitution postindépendance, en 1959. "Il fallait être à la hauteur. On ramenait nos ordinateurs et on travaillait où on pouvait. Il aurait été inconcevable qu’on demande du matériel. Cela aurait été perçu comme du gaspillage d’argent public. Et on se méfiait de tout le monde, notamment des étrangers et des fonctionnaires de l’Assemblée qu’on considérait comme des benalistes", se rappelle-t-il. Aujourd’hui député du parti Qalb Tounes (libéral), Foued Thameur reçoit en veste de costume dans le bureau de son parti à l’Assemblée des représentants du peuple, avec ordinateur et secrétaire qui apporte le café. Le Parlement a eu le temps de se professionnaliser en une décade, même si son budget - 0,1 % de celui de l’État - et son autonomisation administrative partielle sont jugés préoccupants par les observateurs.
Moments historiques
Revers de la médaille, les idéalistes ont laissé place à des profils plus classiques. "L’Assemblée constituante a été créée dans le prolongement de l’effervescence révolutionnaire, où tout était à inventer. La rupture a lieu avec les élections législatives de 2014 : beaucoup d’élus sont désormais des notables avec un fort capital économique. La gauche réformiste et libérale politiquement, elle, est laminée", analyse Déborah Perez, docteure en science politique à l’IEP d’Aix-en-Provence. Rare rescapé, Foued Thameur a pris acte de cette transformation : "J’étais socialiste. Mes objectifs n’ont quasiment pas changé. Mais le projet social, je le retrouve aujourd’hui chez Nabil Karoui [président de Qalb Tounes, magnat de la presse actuellement en prison pour soupçons de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale, NdlR] qui a les moyens et la volonté d’aider les plus miséreux."
Pendant plus de cinquante ans, le Parlement tunisien n’a été qu’une chambre d’enregistrement aux ordres du parti hégémonique. C’était avant la révolution. S’asseoir sur les banquettes vertes de l’hémicycle, c’est désormais être au cœur du réacteur de la vie politique nationale, pour le meilleur comme pour le pire. On parle maintenant du "Bardo" pour désigner l’Assemblée comme on dit "Carthage" pour la présidence de la République, et "la Kasbah" pour le Premier ministère. Entre ces trois pôles, les islamistes ont compris où résidait le véritable pouvoir du "régime parlementaire mixte" tunisien. Après les élections législatives d’octobre 2019 remportées par son parti, Ennahdha (musulman conservateur), Rached Ghannouchi, 79 ans, a d’ailleurs voulu - et obtenu - le perchoir de l’Assemblée plutôt que d’être nommé au très précaire poste de chef du gouvernement, qui a vu se succéder neuf Premiers ministres depuis 2011. Tout sauf un hasard…
Le Bardo nouvelle formule a déjà connu des moments historiques. La victoire aux points des tenants du sécularisme contre les partisans de la charia pendant la Constituante. Le vote, à l’été 2017, sur l’attribution de permis de prospection d’hydrocarbures, qui a consacré la propriété des ressources naturelles au peuple tunisien. La loi organique visant à éliminer les violences envers les femmes (2017), anticipant l’explosion de #MeToo. La décentralisation (2018), dans l’espoir de mettre fin aux vieilles discriminations envers les régions non côtières. Et… c’est à peu près tout.
"Équilibres politiques illisibles"
"La Tunisie est une démocratie formelle avec des élections transparentes, des textes qui consacrent le droit d’expression, les libertés individuelles et l’équité fiscale, mais elle est dysfonctionnelle dans les faits", nuance Nessryne Jelalia, directrice exécutive de l’ONG Al-Bawsala, qui veille à la transparence des institutions publiques. Depuis 2014, les députés ont ainsi été incapables de désigner à la majorité qualifiée les quatre juges de la Cour constitutionnelle, empêchant la création de cette institution. Lors de la première mandature, 57 % des lois votées concernaient des accords de prêts et des partenariats internationaux. Ce faible rendement s’explique par la recherche systématique de l’assentiment du plus grand nombre. Une commission informelle du consensus se réunit avant la discussion de chaque grande loi, sans observateur admis.