"Tout est politique dans ce dossier": la détermination de la justice congolaise à faire tomber un ancien Premier ministre pose question
L’état de droit en question face à la détermination de la justice pour faire tomber un ancien Premier ministre.
Publié le 07-07-2021 à 19h23 - Mis à jour le 07-07-2021 à 21h08
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Le Bureau du Sénat congolais, profitant des vacances parlementaires, a voté ce lundi 5 juillet la levée de l’immunité parlementaire de l’ancien Premier ministre et ancien ministre des Finances congolais Augustin Matata Ponyo, validant ainsi le réquisitoire du procureur général près la Cour constitutionnelle Jean-Paul Mukolo Nkokesha dans le dossier du remboursement des créances dues par la RDC à la suite de la zaïrianisation du début des années 1970.
Montant des faits infractionnels, selon le procureur général : 110 millions de dollars et 25 millions de livres sterling qui auraient été sortis des caisses de l’État sous la signature de Matata Ponyo pour rembourser des créanciers étrangers… "fictifs". Autrement dit, cet argent aurait purement et simplement été détourné.
Dans son réquisitoire, le procureur général explique : "Des enquêtes menées à la Direction générale de gestion de la dette publique (DGDP), on ne retrouve aucun dossier des 300 prétendus anciens propriétaires qui auraient perdu leurs biens meubles et immeubles du fait de la zaïrianisation", et le magistrat de citer les noms de ceux qui "représentent les 300 créanciers" qualifiés un peu plus loin de "fictifs".
Souci, les créanciers prétendument "fictifs" commencent à se manifester et des articles de presse sortis il y a plus de quinze ans montrent que certains de ces créanciers ont déclaré publiquement avoir reçu des remboursements de l’État congolais.
Des remboursements de créances parfois avec "de solides décotes", insistent certains créanciers avec lesquels La Libre a pu s’entretenir.
Mise en garde non entendue
Les 300 créanciers fictifs seraient donc bien réels. L’intersyndical de la Direction de gestion de la dette publique (DGDP) congolaise a interpellé le procureur général dès la sortie de son réquisitoire pour le mettre en garde et invoquer le fait qu’il avait dû être "induit en erreur". Dans le courrier de la DGDP on pouvait lire : "La DGDP […] n’a pas payé ni monté des dossiers fictifs au profit de qui que ce soit. Les anciens propriétaires des biens ‘zaïrianisés’ ont bel et bien été indemnisés et les ambassades européennes à Kinshasa peuvent en témoigner."
Le courrier insistait encore sur le fait que c’est "sur recommandation du FMI, de la Banque mondiale et du club de Paris que la RDC était contrainte d’indemniser les victimes de la zaïrianisation, afin de bénéficier de l’effacement de la dette extérieure. […] Les déclarations sur l’existence des dossiers fictifs, qui n’existent même pas dans le grand livre de la dette publique, sont une tache sur la crédibilité de l’institution DGDP […]. Le service de la dette extérieure a effectué son travail de manière régulière à travers la chaîne de paiement de 2006 à ce jour."
Le procureur général n’a rien voulu entendre et c’est sur base de ce réquisitoire "critiqué" que le Bureau du Sénat, à l’unanimité, a levé l’immunité parlementaire de l’ancien Premier ministre.
"Les 300 créanciers existent", explique un membre du ministère qui a travaillé aux Finances sous le ministre Athanase Matenda, (ex-FCC passé à l’Union sacrée), un prédécesseur de Matata, qui avait déjà commencé à rembourser ces créanciers. "Les remboursements n’ont pas été faits sur un coin de table. Tout s’est fait sous l’égide de la Banque mondiale et du FMI ."
Ces remboursements ont représenté un effort conséquent pour les caisses de l’État congolais, mais le pays n’avait pas le choix. Il devait passer par ce remboursement pour pouvoir être de nouveau éligible aux programmes de soutiens financiers de la Banque mondiale et du FMI.
Tous les interlocuteurs habitués aux rouages institutionnels congolais insistent sur le fait que le ministre des Finances n’est que le signataire. "Tout le travail préparatoire, les négociations sont menés par le DGDP", poursuit notre interlocuteur, qui veut croire que le procureur général a été "mal renseigné".
Une explication qui fait sursauter un ancien ministre du gouvernement Matata, qui qualifie le réquisitoire "au mieux comme un tissu d’approximations, au pire comme un mensonge délibéré". Dans le camp Matata, on se dit "relativem ent serein" . On veut croire qu’il y a "suffisamment de témoins dans les ambassades et parmi les institutions internationales pour clore rapidem ent ce dossier dans un État de droit" .
"Tout est politique dans ce dossier"
D’autres, dans la classe politique, opposition comme majorité, se montrent plus sceptiques. "Tout est politique dans ce doss ier." "Tout est fait en regardant vers les futures présidentielles de 2023."
Matata Ponyo dispose d’une certaine crédibilité sur la scène internationale, plus peut-être que sur le plan interne. Mais il est de l’Est, de la province du Maniema. Il dispose là-bas d’un bon ancrage qui lui permet de peser d’un certain poids… surtout dans une période où les candidats potentiels à la présidence tombent comme des mouches du côté swahiliphone. Vital Kamerhe, ancien partenaire de coalition et chef de cabinet du président Félix Tshisekedi, est toujours en détention, dans l’attente d’une hypothétique grâce présidentielle. Modeste Bahati, devenu président du Sénat, a perdu son embryon de popularité. Moïse Katumbi est toujours dans le viseur du pouvoir, qui espère pouvoir l’exclure de la course à la présidence sur base d’un texte centré sur les origines des candidats (pourtant bien difficiles à établir dans un pays sans registre de la population). S’il parvient à ses fins dans le dossier Katumbi, Félix Tshisekedi, qui a avoué qu’il était candidat à sa propre succession, pourrait être tenté de chercher à mettre les autres candidats potentiels de l’Est sur une voie de garage. Matata est de ceux-là, mais il n’est pas le seul à pouvoir éventuellement récupérer la colère des électeurs de l’est du pays, habitués ces dernières années à voir le pouvoir entre les mains d’un des leurs.
L’actuel président de la RDC, qui vient, le 30 juin, de franchir le cap de son demi-mandat, sait comment il est arrivé au pouvoir. Jusqu’ici, il n’a aucun bilan à présenter aux électeurs. Avoir fait trébucher Kabila ne sera plus un argument de campagne en 2023… À moins, bien sûr, qu’il parvienne à obtenir un report du scrutin de quelques mois ou années. La campagne de com lancée par l’actuel Premier ministre congolais sur la nécessité d’un recensement avant d’aller aux urnes a des airs de déjà-vu pour obtenir un ajournement du scrutin.
Une attitude jugée comme une provocation par la communauté internationale, qui se fatigue de plus en plus de l’homme qui devait incarner l’alternance.