En Tunisie, le président Kais Saied s'empare des commandes du pays
Le Président a activé l’état d’exception vu les risques pour la sécurité publique. La Tunisie est empêtrée dans une impasse politique, un marasme économique et social. La gestion de la pandémie laisse à désirer. Éclairage.
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Publié le 26-07-2021 à 20h43 - Mis à jour le 28-07-2021 à 14h43
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La situation était confuse à Tunis, lundi, au lendemain de l’activation de l’état d’exception par le président de la République. Kais Saied a annoncé dimanche soir le limogeage du chef du gouvernement et la suspension pour une durée de trente jours des activités du Parlement, dont l’accès était barré par l’armée dès lundi matin. Au grand dam de son président Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste Ennahada (première formation de l’assemblée), alors que des troubles ont éclaté entre ses partisans et ceux du Président.
M. Saied a déclaré qu’il prenait en charge le "pouvoir exécutif, avec l’aide du gouvernement", dont il désignera le nouveau chef, et qu’il gouvernerait par décret-loi. C’est grâce à l’un d’eux que M. Saied a acté lundi la révocation du Premier ministre (et ministre de l’Intérieur ad interim) Hicham Mechichi et celles du ministre de la Défense Brahim Bartaji et de la ministre de la Fonction publique et porte-parole du gouvernement (aussi en charge de la Justice) Hasna ben Slimane.
L’annonce de l’état d’exception, fondé sur une disposition constitutionnelle mais dénoncé et qualifié de "coup d’État contre la révolution et contre la Constitution" par le parti islamiste Ennahda et ses alliés, s’explique principalement par les conséquences de la crise politique et la crise économique et sociale qui paralysent le pays depuis des années, de même que par la gestion erratique de la pandémie de Covid-19.
Contexte socio-économique dégradé
Le chef de l’État, un professeur de droit constitutionnel sans expérience politique qui avait été élu à la présidence de la République en octobre 2019, a invoqué dimanche l’article 80 de la Constitution.
Selon cette disposition, le président de la République peut, "en cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation, la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics", prendre les mesures nécessaires pour contrer ces menaces. Il s’agit de mesures temporaires qui ont "pour objectif de garantir le retour dans les plus brefs délais à un fonctionnement régulier des pouvoirs publics".
Kais Saied a annoncé ses décisions à l’issue d’une réunion tenue en urgence, dimanche soir, avec les hauts cadres militaires et sécuritaires. Dans la journée de dimanche, des manifestants avaient bouté le feu à des locaux d’Ennahda dans plusieurs villes.
Mécontentement populaire
Ces dernières années, le pouvoir d’achat des classes populaires et de la classe moyenne inférieure s’est fortement érodé, générant beaucoup de mécontentement. En particulier vis-à-vis du parti islamiste, premier parti au Parlement et partisan d’une économie libérale à tous crins, à contre-courant des aspirations sociales de la révolution de 2010-2011. Cela leur a valu de perdre beaucoup de sympathisants dans les classes populaires au gré des élections.
Ce contexte socio-économique dégradé, fruit de blocages politiques permanents et d’une inaction du gouvernement attisés par "l’instabilité du système parlementaire", a donné lieu à une "situation sécuritaire menaçante" selon le politologue Riadh Sidaoui, tandis qu’une corruption "systémique" s’est répandue et "démocratisée" à tous les étages de société, d’après l’historienne Sophie Bessis.
En suspendant les travaux de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et en levant l’immunité parlementaire de ses membres, M. Saied ouvre la voie à des actions en justice à l’égard des serviteurs de l’État qui trempent dans des affaires de corruption, de fraudes et même de complicité de terrorisme.
Des poursuites judiciaires
"Kais Saied s’est présenté en procureur. Il a annoncé des poursuites en justice dans des dossiers que les services de renseignement ont mis à sa disposition. Et on s’attend à ce que des grosses têtes tombent, que ce soit du parti Ennahda, d’autres hommes d’État corrompus, d’hommes d’affaires mafieux", nous précise Riadh Sidaoui, spécialiste du monde arabe et directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps), basé à Genève. "Nous voyons bien que les affaires de corruption et de terrorisme tournent autour d’Ennahda", estime-t-il. "Le parti a mobilisé ses alliés à l’étranger : les premières réactions viennent de la Turquie, du Qatar et de sa chaîne de télévision Al Jazeera, qui est devenue depuis longtemps la porte-parole de l’internationale islamiste des Frères musulmans".
La police a fermé lundi le siège d’Al Jazeera à Tunis. "Ce qui se passe est très dangereux, c’est une preuve que la liberté de la presse est menacée. Aujourd’hui, c’est Al Jazeera, un autre jour un autre média", a réagi son directeur, Lotfi Hajji. De son côté, Ankara a appelé à restaurer la "légitimité démocratique".
La mauvaise gestion de la crise sanitaire par le gouvernement est une autre raison de l’activation de l’état d’exception par le Président. La Tunisie, qui avait réussi à endiguer la circulation du virus de manière très proactive en début de pandémie en combinant des mesures de confinement et de fermeture de ses frontières, a enregistré ces derniers jours un des pires taux de mortalité quotidienne du continent africain.
Kais Saied a annoncé que la crise sanitaire sera désormais prise en charge par la direction de la santé militaire.