"Depuis 2011, la démocratie en Tunisie n’est qu’une façade"
L’impunité a permis l’expansion de la corruption à tous les étages de la société, dit Mouheb Garoui, de l’ONG I Watch.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/907af01e-7b9c-4133-bc5e-d4804534654d.png)
Publié le 30-07-2021 à 18h15 - Mis à jour le 01-08-2021 à 08h32
Depuis dimanche 25 juillet, la Tunisie vit au rythme des annonces de son président, Kais Saied. Celui-ci a pris les rênes du pouvoir exécutif dans une tentative manifeste d’améliorer la gouvernance. L’initiative présidentielle, dénoncée comme un coup d’État mais globalement suivie, s’inscrit dans un contexte de grogne sociale contre l’incurie et la corruption qui paralysent l’action des institutions étatiques. Nous avons interrogé Mouheb Garoui, membre du comité de pilotage de l’ONG anti-corruption I Watch, filiale de Transparency International en Tunisie depuis 2013.
Quel lien faites-vous entre la corruption et la mauvaise gouvernance ?
La Tunisie souffre depuis 2011 d’un manque de gouvernance, de transparence. Cela a mené la corruption à un niveau incomparable à tous les niveaux. Nous l’observons dans les domaines politique, économique, financier, administratif… Les sources de financement des partis politiques constituent l’une des préoccupations.
Comment la corruption s’est-elle répandue, "démocratisée" pour certains, dans les différentes strates de la société ? Et quels effets cela a-t-il produits ?
Le principal problème, c’est l’impunité. La corruption et la mauvaise gouvernance sont partout parce qu’il n’y a pas eu de réforme en ce qui concerne les sanctions prévues dans de tels cas. Ces sanctions existent, mais elles ne sont pas appliquées. Depuis 2011, des centaines de dossier de corruption concernant le monde politique et économique sont sur les bureaux de la justice. Kais Saied a parlé de 460 hommes d’affaires qui ont volé l’argent des Tunisiens en obtenant des prêts bancaires et en prenant ensuite la fuite. La justice a échoué à mettre en œuvre les garde-fous pour assurer une scène politique saine et intègre. Les juges et les magistrats font partie du jeu politique. Cela a été encouragé par (le parti islamiste) Ennahda, qui a infiltré la magistrature depuis 2012-2013. Et lorsque des magistrats sont fidèles aux partis politiques, sous influence d’autres magistrats politisés, ou qu’ils sont eux-mêmes visés par des dossiers de corruption, les plaintes ne peuvent pas suivre leur cours. Cela paralyse l’action de la justice et nuit à la confiance du citoyen dans le système judiciaire. La population pense que la justice sert les intérêts des élites, que les hommes d’affaires et les politiciens sont intouchables. Cela accrédite le sentiment que, si l’on n’a pas d’influence politique ou économique, on se retrouve démuni de ses droits.
C’est pour cela que des Tunisiens ont exprimé leur colère dans la rue dimanche dernier ?
Oui, je pense que les gens en ont marre de cette mentalité, de cette injustice. Ils ont exprimé ce ras-le-bol. Depuis 2011, la démocratie en Tunisie n’est qu’une façade. C’est un peu comme une liste à cocher que l’on montre aux Européens et aux Américains : nous avons des élections transparentes, un parlement, un système pluraliste, des médias libres, une société civile très active, etc. Mais derrière cette façade, l’intérieur est pourri, ce qui n’est pas perçu de l’extérieur. Par contre, l’intérieur est bien connu des citoyens qui tentent d’y exercer leurs droits chaque jour, qui attendent longtemps les décisions des tribunaux…
Les gens sont sortis pour dénoncer Ennahda, le principal parti politique, qui soutient tous les gouvernements depuis 2011. C’est le principal parti responsable de cette faillite économique et politique. Les gens attendaient la réaction de Kais Saied, qui est un outsider, quelqu’un qui n’aime pas les partis politiques. Beaucoup voient en lui une sorte de sauveur.
Pensez-vous que le Président a attendu cette réaction populaire pour annoncer ces mesures inédites ?
Oui, cela a constitué un déclic. Je pense qu’il a attendu cette opportunité pour lancer ses initiatives. Pourtant, je pense qu’il n’était pas prêt à cent pour cent. Nous ne savons presque rien des détails concrets de son plan d’action. Or cela nécessite un minimum de partage d’informations. D’autant qu’il n’y a pas de contre-pouvoir, en l’absence de Cour constitutionnelle.
Son initiative peut-elle permettre de faire avancer les dossiers de corruption comme il semble vouloir le faire ?
Non, je pense que ce problème le dépasse. Les intérêts des élites économiques sont trop importants et partout. Il y aura peut-être quelques dossiers traités pour montrer à la population que la justice s’y attelle. Mais il est peu probable que la justice puisse corriger son propre fonctionnement d’elle-même. Mais les Tunisiens vont défendre leur démocratie. C’est une opportunité donnée à chacun de rendre cette démocratie plus juste, afin qu’elle confère à chacun les mêmes droits, et plus seulement aux puissants.