Pourquoi le cannabis thérapeutique ne fera pas la fortune du Maroc
Premier producteur de haschich du monde, le Royaume a légalisé la culture et l’usage d’un nouveau type de cannabis.
Publié le 05-08-2021 à 17h58 - Mis à jour le 06-08-2021 à 10h38
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"Sur les réseaux sociaux on a vu fleurir des plaisanteries et des dessins comme une bouteille de vin qui disait : 'Bienvenue ma sœur' à un plant de cannabis", s'amuse Khalid Mouna, ethnologue, spécialiste du Rif, le berceau du kif, le haschisch marocain. Le projet de loi marocain relatif à l'usage médical et thérapeutique du cannabis a été adopté à la majorité à la Chambre des représentants le 15 juin dernier. Le Graal pour le premier producteur de résine de cannabis (haschich) du monde et ses 25 000 hectares de culture ? Si la nouvelle loi a pour ambition de placer le Maroc sur le lucratif marché du cannabis thérapeutique, elle n'a en réalité que peu de chances d'y parvenir tant le contexte est complexe.
La nouvelle loi a pour objectif de permettre à des milliers de petits paysans du kif, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, de sortir de l'illégalité et d'offrir à un produit phare du Maroc des débouchés légaux à l'export. "Le Maroc n'a pas l'intention d'éradiquer le marché illégal du cannabis mais de créer un marché légal en parallèle. Il ne concernera que la zone historique, autour de Kétama qui ne représente aujourd'hui que 30 % des surfaces cultivées en cannabis", nuance Khalid Mouna.
Promulguée, la loi attend désormais la parution de ses décrets d'application qui devront être nombreux et précis pour faire face à tous les obstacles. Ainsi, "dans le Rif, la population a accueilli la nouvelle de façon très variée. Un sit-in a eu lieu à Kétama pour s'opposer à la légalisation, raconte Khalid Mouna. Certains barons de la drogue ont peur d'être regardés de trop près et ne maîtrisent pas ce nouveau marché." Même les petits paysans, dont il s'agit pourtant d'améliorer les conditions de vie, sont très méfiants. "Ils veulent nous donner un dirham pour en faire une pommade", ironisait ainsi un cultivateur devant Khalid Mouna lors de l'une de ses enquêtes.
Une culture alternative
"Cette nouvelle loi n'est rien d'autre qu'un projet de culture alternative, lesquels ont échoué dans les années 1980 et 1990. Le cannabis qui sera cultivé a en effet un taux de THC (tétrahydrocannabinol, NdlR) inférieur à 0,2 % : les paysans ont peur que la nouvelle graine soit moins rentable", explique Charif Adardak, président de l'association Amazighs de Senhaja du Rif. "Ils craignent également de perdre une part supplémentaire de la valeur ajoutée si la transformation se fait ailleurs, dans des usines, alors qu'ils transforment aujourd'hui eux-mêmes leur cannabis en résine."
Leurs craintes sont fondées, selon Pierre Chouvy. Géographe spécialiste des enjeux territoriaux des cultures de l'opium et du cannabis, celui-ci a pu observer des expériences de légalisation ailleurs dans le monde. "Ce sont toujours de grands producteurs, des conglomérats internationaux qui gagnent les marchés car ils sont les seuls à pouvoir remplir les conditions exigées par l'État", explique-t-il. De fait, l'État marocain a déjà fixé des normes restrictives pour participer au nouveau marché dans la loi : il faut "avoir la propriété des terres cultivées alors que la majeure partie des cultivateurs opèrent sur des terres défrichées illégalement", souligne Adradark Charif. "Le projet de loi prévoit une dérogation pour ceux qui pourront apporter une attestation du caïd, or c'est le genre de document que l'on peut obtenir avec un bakchich. En toute logique, ce seront donc les grands trafiquants, les plus riches, qui pourront obtenir ces dérogations."
Un nouveau marché peu prometteur
Enfin, même le Maroc en tant qu’État ne devrait profiter que très marginalement du marché du cannabis thérapeutique. En cause, son choix de ne planter que des espèces de cannabis offrant un taux de THC inférieur à 0,2 %.
"Dans ces conditions, on ne peut produire que du CBD (cannabidiol, NdlR), or le THC a aussi des usages thérapeutiques", souligne Pierre Chouvy. "C'est comme annoncer que l'on veut développer l'opium thérapeutique mais en se refusant à produire de la morphine. C'est absurde." Le Maroc voit dans le CBD un nouveau produit d'exportation et pense que sa position de leader sur le marché du haschich l'aidera à se faire une place sur le marché du cannabis thérapeutique. Erreur, répond Pierre Chouvy : "Plusieurs pays sont déjà positionnés sur ce marché où n'importe qui peut en produire pour peu qu'il légalise cette production. Le Canada, par exemple, a une réputation dans ce domaine et de l'avance. Au contraire, le Maroc n'en a aucune et personne ne l'attend sur ce marché."
À en croire les spécialistes, le Maroc et les paysans du kif devraient donc avoir bien du mal à réellement profiter de ce nouveau marché. "La mise en place concrète de la loi sera très longue", estime Khalid Mouna. "Le Maroc ne pouvait guère faire mieux dans le contexte actuel, souligne cependant Pierre Chouvy. Légaliser le cannabis récréatif est pour l'instant impossible tant qu'il est condamné en Europe."