Libye: la révolte d’une société exsangue
Alors que le pays est englué dans une longue paralysie politique, les difficultés de la vie quotidienne s’accumulent. Les manifestations se multiplient depuis début juillet.
Publié le 14-07-2022 à 13h26
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À la suite de coupures chroniques d’électricité en pleine canicule, début juillet à Tobrouk, des manifestants ont forcé l’entrée du Parlement à l’aide d’un bulldozer avant d’y mettre le feu.
Les manifestants, dont certains ont brandi le drapeau vert de l’ancien régime de Mouammar Kadhafi, ont crié leur colère contre l’incurie de leurs dirigeants et la détérioration des conditions de vie dans un pays pourtant doté des réserves pétrolières les plus abondantes d’Afrique.
Depuis lors, plusieurs centres municipaux ont été attaqués et incendiés. Des barricades éphémères ont surgi dans les rues de Khoms, Sabha, Zawiyah, al-Bayda, Misrata et Tripoli.
Depuis le 1er juillet, sur la place des Martyrs de la capitale libyenne, des centaines de jeunes hommes ont réclamé des élections immédiates et la démission de tous les dirigeants en place, tant ceux qui gouvernent à Tripoli que ceux en place à Syrte, Benghazi ou Tobrouk.
Vêtus de gilets jaunes, certains se sont surnommés les "baltris" (hommes forts) et ont surgi sur la scène libyenne dès 2018 pour protester contre les reports successifs des élections.
Blocus pétroliers
Des manifestants ont bloqué des routes dans la cité portuaire de Misrata, après avoir saccagé et incendié la veille le siège du conseil municipal. La nuit tombée, des manifestants se sont rassemblés en plusieurs points de Tripoli, fermant des routes et brûlant des pneus.
Le secteur névralgique de l’énergie qui, du temps de Kadhafi, permettait de financer un État providence, est depuis mi-avril une victime collatérale des divisions politiques, avec une vague de fermetures forcées de sites pétroliers, conséquence d’un bras de fer entre les deux gouvernements rivaux de Tripolitaine et de Cyrénaïque.
Les blocus pétroliers entraînent aussi une baisse de la production de gaz nécessaire à l’approvisionnement du réseau électrique.
Outre les coupures de courant, les Libyens vivent au rythme des pénuries de liquidités et de carburant. Les infrastructures sont à plat, les services défaillants.
"On vit au jour le jour, affirme Mohammed Tihaj, entrepreneur à Benghazi. Nous n'avons pas d'électricité pendant 12 ou 18 h par jour, il faut attendre des heures aux stations d'essence qui ne sont souvent plus ravitaillées. Les livraisons de denrées alimentaires sont de plus en plus réduites et irrégulières. La tension monte partout dans le pays."
Des milices éparses tiennent d’immenses filières de trafics qui provoquent des pénuries graves, d’essence notamment, pour la population ordinaire. Enfin, la corruption systémique des politiciens en place revient régulièrement dans les slogans des manifestants.

La politique intérieure
D’évidence, la Libye est fracturée politiquement en de nombreux centres de pouvoir. De ces divisions se perpétuent depuis des siècles deux grands pôles, la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Légèrement atténuées du temps du colonel Kadhafi, elles sont réapparues en 2014 au cours de la seconde guerre civile qui oppose la coalition Karama (dignité) menée par l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar à Farj Libya (aube de la Libye).
La coalition Karama réunit des groupes armés originaires de Cyrénaïque et des combattants tchadiens et soudanais en rupture de ban. Elle est soutenue politiquement par le gouvernement intérimaire d’al Bayda et la Chambre des représentants siégeant à Tobrouk. Elle reçoit le soutien capacitaire, financier et diplomatique des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite, de l’Égypte, de la Russie.
Face à elle, la coalition Farj Libya, pendant armé du gouvernement d’union nationale (GUN), basé à Tripoli, seul reconnu par les Nations unies, et soutenu de fait par la Turquie, le Qatar et le Soudan.
Depuis ses débuts en 2014, et son moment paroxystique en 2019-2020, le conflit s’est à la fois durci, avec des modes d’intervention plus létaux et plus directs introduits par les belligérants extérieurs (Turquie et Émirats), et opacifié avec des groupes armés islamistes et salafistes-djihadistes : Ansar Al sharia, État islamique, conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi…
Depuis cette époque, le désordre règne : assassinats d’officiels, luttes entre groupes mafieux et religieux, rejoints par des trafiquants de tous bords s’affublant de temps à autre d’une appellation plus ou moins politique, religieuse ou révolutionnaire. Les combats, parfois de simples escarmouches en plein jour, impliquent aussi anciennes et nouvelles élites, opposants et partisans islamistes exacerbés par les rivalités idéologiques du Qatar ou des Émirats, ainsi que de la Turquie (à Misrata surtout).
Côté officiel, les initiatives politiques se succèdent sans jamais aboutir. Les actions unilatérales des pays européens, l’intervention officieuse de la Russie et le désengagement américain expliquent pour partie cet enlisement.
Situation économique et sociale
Le mouvement Harak Al Shabab (mouvement de la jeunesse), à l’origine des manifestations de 2020, dénonce l’inaction des autorités tant en Cyrénaïque qu’en Tripolitaine face à la détérioration des niveaux de vie (coupure d’eau et d’électricité, crise des liquidités, pénuries diverses, approvisionnement en carburant aléatoire).
Il s’insurge aussi contre la complaisance des autorités à l’égard des comportements de prédation des groupes armés et de la classe politique. La spoliation des ressources étatiques est de plus en plus systématique depuis la révolution. À Tripoli, elle est d’ailleurs évidente : ce sont les groupes armés qui officient comme forces de sécurité, répriment les manifestations et procèdent à des arrestations arbitraires.
L’émergence d’une jeune génération protestataire témoigne aujourd’hui d’un ras-le-bol sans précédent depuis les manifestations de 2013.
En Tripolitaine, les mouvements contestataires ont révélé les luttes de pouvoir au sein du GUN avec le renvoi, puis le retour, du ministre de l’Intérieur Fathi Bashagha, originaire de Misrata.
En Cyrénaïque, l'influence d'Haftar apparaît momentanément renforcée, le maréchal ayant apporté a media voce son soutien aux manifestants.
De toute évidence, ces incidents sont plus que jamais révélateurs de la fragilité des coalitions politico-militaires. Les manifestations pourraient entraîner un retour des hostilités entre les deux camps afin de détourner l’attention de la population. C’est en tout cas ce qui se murmure aujourd’hui dans les rues de Benghazi.
Depuis 2014, de nombreux groupes armés ont été démobilisés tandis que d’autres ont vu leur influence grandir à la faveur des luttes de pouvoir et des règlements de comptes locaux.
Ces groupes qui assurent la sécurité tirent leur influence de la communauté, de la tribu ou du quartier dont ils sont issus, mais également des parrains extérieurs au pays. Parmi ces groupes, ceux d'obédience madkhaliste, tant dans la capitale qu'au sein de l'ANL. "Leurs revenus dépendent de leur localisation dans le pays, du contrôle des institutions étatiques, de leur intégration aux forces de sécurité, du racket, de fraudes diverses ou de racket à petite ou grande échelle, explique, décontracté, Ennadedin Badi, chercheur au FRS. La diminution des ressources étatiques a contraint ces groupes armés à se diversifier : taxation des commerces, kidnappings, contrôle du secteur bancaire."
Ceci a provoqué une dégradation du niveau de vie des Libyens et des milliers de migrants devenus otages et objets de ces rivalités. Ces pratiques persistent dans tout le pays. Selon un officier de l'ANL, "même l'expulsion de l'État islamiste de son fief de Syrte n'a pas ramené la paix dans la région. Si ses capacités de nuisances ont été fortement affaiblies, l'organisation, tirant parti des luttes de pouvoirs et de la porosité des frontières aurait reconstitué ses effectifs et ses réseaux dans le Fezzan. Elle mène d'ailleurs toujours à l'heure actuelle de nombreuses opérations visant des officiels, des symboles institutionnels ainsi que de petites attaques contre des cibles de second ordre dans le Fezzan, et en Cyrénaïque."
La deuxième vague des soulèvements qui ont secoué l’Algérie, le Soudan, le Liban et l’Irak est venue rappeler que malgré ses piétinements et ses impasses, la parenthèse de l’épisode révolutionnaire ouverte dans le monde arabe est loin de se refermer.
Blocage de l’accès à la rente pétrolière
Selon Saad Benachour, professeur d'histoire du monde arabe, "la levée actuelle de la société civile contre les acteurs politico-militaires n'est ni la première ni la plus déterminée. Dès 2012, les protestations contre les instances officielles et les milices sont régulières à Benghazi et à Tripoli, mais celle-ci intervient dans un contexte de discrédit avancé de l'ensemble des acteurs politiques, nationaux et internationaux et d'échec des différentes options militaires."
Selon lui, le principal écueil qui handicape l'affirmation d'une société civile en Libye, comme dans le reste du monde arabe, n'est pas sécuritaire, c'est celui de la structure économique rentière. "Tant que celle-ci empêche l'émergence d'une classe entrepreneuriale forte, les pouvoirs autoritaires seront toujours en position de force face aux sociétés civiles. Du Liban à l'Algérie, en passant par l'Égypte et la Syrie, l'inflexibilité des pouvoirs face aux protestations se nourrit, avant les armes, de la position de force de la rente ou de l'accès à la rente."
En clair, l’économie libyenne, dont les fondements n’ont pas été remis en cause par la transition, favorise la course au pouvoir. Et l’accès au pouvoir le plus rapide se fait selon un système "milicien". La territorialisation de ces fractures et leur enkystement paraissent donc irréductibles et perpétuatrices de chaos.
Ainsi réapparaissent d’anciennes fractures historiques, presque millénaires, même si, çà et là, les dynamiques de fronde et de brassage, font émerger des projets politiques plus ouverts, souvent portés par la diaspora.