Le Sénégal tourne au ralenti à cause de la crise politique: “La situation est plus explosive que celle de mars 2021”
Depuis le 1er juin, tout le pays vit dans un climat de forte tension. Les émeutes déclenchées suite à la condamnation du principal opposant politique à deux ans de prison, se répercutent lourdement sur les activités économiques.
- Publié le 04-06-2023 à 19h04
- Mis à jour le 05-06-2023 à 09h33
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La rue habituellement grouillante de monde dans le quartier populaire de Ouakam, à Dakar, a changé de visage. Bon nombre de commerces, y compris des “boutiques”, ces petites épiceries que l’on trouve à tous les coins de rue au Sénégal, ont préféré laisser leur rideau baissé ces derniers jours par crainte des débordements. Les traces des incendies allumés par les manifestants, les pierres jetées pour riposter aux gaz lacrymogènes lancés par les forces de sécurité ou encore les arrêts de bus détériorés sont toujours visibles. Les mêmes scènes d’émeutes se sont produites ces derniers jours dans différents quartiers de la capitale, mais aussi en région, charriant sur leur passage d’importants saccages de biens privés et publics. Selon le ministère de l’Intérieur, 16 personnes sont décédées dans ces violents affrontements tandis que La Croix-Rouge répertoriait 357 blessés.
Au cœur de cette situation, l’annonce, le 1er juin, de la condamnation d’Ousmane Sonko, principal opposant politique au président Macky Sall, à deux ans d’emprisonnement pour “corruption de la jeunesse” dans une affaire de viols et menaces de mort. Une peine qui rend ce candidat à la présidentielle de 2024 inéligible. Depuis le début, Ousmane Sonko dénonce un “complot politique” destiné à l’écarter de la course à la présidence. L’opposition accuse le président Macky Sall de vouloir écarter ses principaux rivaux politiques en instrumentalisant la justice. Le mystère persistant autour de ses intentions de briguer un 3e mandat contribue à exacerber les divisions.
”Plus explosif qu’en 2021”
”Si les différents camps ne dialoguent pas, la crise va persister. Le président Abdoulaye Wade avait déjà voulu faire un troisième mandat (en 2012) mais cette fois-ci, c’est différent, car Macky Sall empêche carrément un opposant de se présenter !” rapporte Oussou, commerçant de Ouakam. Le Sénégalais de 41 ans assure que la situation est plus explosive que celle de mars 2021, lorsque le Sénégal avait connu plusieurs jours de violentes émeutes causant le décès de 14 personnes et d’importants saccages dans le pays suite à l’arrestation d’Ousmane Sonko dans ce même dossier de viols. “Les Sénégalais sont fatigués, ils n’arrivent plus à travailler”, déplore-t-il. Le pays vit en effet au ralenti depuis jeudi dernier et l’activité économique en pâtit largement. S’il ne peut pas encore le chiffrer, le commerçant ressent déjà les conséquences sur son activité et s’en inquiète : “On ne peut même pas vendre pour 50 000Fcfa (76 €) car les gens ont peur de sortir”, rapporte-t-il, lui qui peut gagner 300 000 Fcfa par jour (457 €). “On travaille au jour le jour, l’État ne nous aide pas”, pointe-t-il. Au Sénégal, plus de 84 % de l’emploi est informel* et donc particulièrement perméable aux crises. S’il a décidé d’ouvrir son magasin d’articles ménagers et ustensiles de cuisine, Oussou reste prêt à baisser le rideau à tout moment en cas d’agitation.
Les deux roues à l’arrêt
L’arrêté interdisant la semaine passée la circulation des motocyclettes et cyclomoteurs dans le département de Dakar “pour des raisons de sécurité”, a mis au chômage forcé de nombreux livreurs, bien souvent des jeunes qui effectuent ce petit boulot faute de trouver un emploi dans un autre secteur, mais aussi des entreprises de livraison. De nombreux Dakarois se font en effet livrer chaque semaine leurs repas, courses mais aussi des commandes diverses (produits de beauté, vêtement, documents etc) par courtiers motorisés. C’est donc aussi tout le commerce de vente en ligne et par téléphone qui a été affecté par cet arrêté ainsi que par la restriction des réseaux sociaux depuis le 1er juin. “La semaine dernière était une semaine morte pour moi”, assure Nancy Bindi, gérante des “Délices de Mamina”, une entreprise de vente en ligne de jus, confits et punchs à base de produits locaux. “Habituellement, le mois de juin est chargé en commandes car il y a beaucoup de communions et de confirmations. Je peux avoir une quinzaine de livreurs par jour. Mais avec ce “charmant arrêté”, j’ai eu beaucoup d’annulations. J’ai perdu des sommes énormes”, détaille-t-elle, précisant que des évènements auxquels elle devait participer ont également été annulés. “Cela fait un gros coup, on doit décommander le personnel recruté en appoint, on se retrouve avec des stocks en plus, c’était un moyen d’avoir plus de visibilité…”, énumère la jeune femme. Pour ne pas perdre la marchandise, elle regroupe les commandes et livre en taxi, moyennant un minimum de livraison. Et cela fonctionne ! “Les gens ont dû être touchés par les messages positifs que j’ai postés sur Instagram pour égayer les cœurs et j’ai reçu de nouvelles commandes”, remercie-t-elle, rappelant qu’elle avait déjà vécu la situation en mars 2021, alors que son activité avait tout juste deux ans d’existence. Les retombés s’annoncent déjà catastrophiques pour quasi tous les secteurs économiques et la situation pourrait entraîner un possible ralentissement des investissements dans le pays.
*étude WIEGO de mars 2022