La division politique et l’insécurité rendent la gestion du drame libyen d’autant plus compliquée: "Cet événement est un signal d'alarme"
La tempête "Daniel" est une catastrophe pour la Libye, pays complètement divisé politiquement en deux.
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- Publié le 12-09-2023 à 22h27
- Mis à jour le 12-09-2023 à 20h29
"La Libye n'est pas habituée à subir des événements météorologiques aussi extrêmes", explique Rhiannon Smith, directrice du centre de recherche Libya Analysis. Au caractère inédit de la tempête "Daniel" qui a frappé l'est du pays ce week-end, s'ajoutent les difficultés liées à la guerre civile qui déchire ce pays depuis plus d'une décennie. La Libye est actuellement séparée entre deux gouvernements rivaux : celui d'Abdelhamid Dbeibah dans l'Ouest, reconnu par l'Onu, et celui d'Osama Hamad, soutenu par l'homme fort de l'Est, Khalifa Haftar.
Le gouvernement Hamad a-t-il les moyens de faire face à cette situation ?
Non. C’est la première fois qu’une telle tempête frappe la Libye où que ce soit. Dans tout le pays, l’infrastructure n’est pas adaptée à un tel événement. Les égouts ont tendance à se boucher, les routes à être inondées… Il ne s’agit pas d’un phénomène régulier, donc la Libye ne dispose pas des équipements et de l’expertise nécessaires pour secourir les personnes submergées. De plus, la zone orientale est contrôlée par un gouvernement qui n’est pas reconnu par la communauté internationale et n’a donc pas accès à tant de fonds, de structures institutionnelles.
Cette zone est principalement contrôlée par l’Armée nationale libyenne (ANL, de Khalifa Haftar, NdlR), qui a le vrai contrôle sur la région. Cela rend les choses difficiles. Prenons la ville de Derna (très meurtrie par la tempête, NdlR) : elle est vue comme un bastion islamiste et subissait une sorte d’ostracisme, tant l’ANL craignait que ce soit un endroit fertile pour la résistance. Beaucoup d’infrastructures dans cette région sont donc sous-financées, ce qui a contribué à l’ampleur des inondations.
Cela a-t-il joué un rôle dans l’effondrement des deux barrages à Derna ?
Je dirais que oui. Historiquement, l’un des principaux griefs de la région orientale était de ne pas recevoir assez de fonds du gouvernement central de Tripoli. Et depuis la scission, le gouvernement de l’Est n’a pas d’accès direct au financement de développement. De plus, tout financement dans le pays est sujet à la corruption…
Quelle était la situation sécuritaire avant l’arrivée de la tempête Daniel ?
Sur le papier, elle était beaucoup plus stable, dans le sens où il y a eu des pourparlers pour une réunification en matière de sécurité, où il n’y a pas eu de combat majeur entre l’Est et l’Ouest. Mais au niveau local, en raison du blocage complet du processus politique, les groupes armés à travers le pays sont devenus plus puissants et ont commencé à avoir de plus en plus de contrôle sur les institutions politiques. Ainsi, bien que les combats aient diminué à l’échelle nationale, les tensions entre certains acteurs puissants s’intensifient, alors que le processus politique devient toujours plus incertain et qu’il est très peu probable que des élections aient lieu prochainement. Pendant ce temps, dans les pays qui bordent la Libye, on a vu des coups d’État et des conflits au Soudan, au Niger, au Tchad… Il y a beaucoup d’inquiétude au sujet de la situation dans le sud.
En quoi cela a-t-il limité la présence des ONG sur le terrain ?
Dans ce contexte, la société civile a vraiment été mise sous pression. De nombreuses ONG étrangères ont été forcées de partir ou ont choisi de le faire. Quant aux ONG internationales opérant en Libye, leur capacité à mener de grandes opérations de sauvetage et d’aide est limitée. Elles ne pourront pas fournir un soutien significatif sans apporter de l’aide et des équipes depuis l’extérieur. Et là se pose la question de la coordination de ces actions, avec cette division politique dans le pays.
Comment cette division risque-t-elle de compliquer la tâche des pays souhaitant envoyer de l’aide à la Libye ?
Par exemple, l’Égypte et la Turquie ont envoyé des avions et de l’aide directement à Benghazi (principale ville de l’Est, NdlR). La plupart de ces opérations ont été coordonnées avec l’ANL, et non avec le gouvernement de l’Est. L’ANL entretient de bonnes relations avec de nombreux pays et devrait occuper une place centrale dans ces coordinations. Nous voyons aussi le gouvernement de l’ouest de la Libye envoyer des convois d’aide dans l’Est. Mais tout cela rend les choses plus compliquées pour les pays étrangers qui cherchent à apporter leur soutien. Avec la question : avec qui faut-il travailler ? Le gouvernement d’unité nationale d’Abdelhamid Dbeibah a beau être celui avec lequel la plupart des pays entretiennent une relation officielle, le fait est qu’il n’a pas le contrôle sur le terrain…
Les deux gouvernements sont-ils poussés à coopérer face à ce drame ?
C’est le bon côté de la situation pour l’instant : les autorités de l’ouest de la Libye sont prêtes à apporter leur soutien, à coordonner et aider les convois et équipes de secours à arriver sur place. Mais, dans les deux ou trois prochains jours, au fur et à mesure que le nombre de morts augmente, que la colère grandit et que l’ampleur de la tragédie devient plus évidente, il est probable qu’on revienne, au niveau politique, à un jeu de blâme entre les deux gouvernements.
Cette tempête rappelle-t-elle que la Libye est aussi victime des changements climatiques ?
Oui, c’est vraiment un signal d’alarme. Car nous verrons d’autres événements de ce type. La Libye est un pays assez vulnérable au changement climatique. Par exemple, elle souffre d’une pénurie d’eau, car elle a très peu de ressources renouvelables. Une grande partie de l’eau provient d’aquifères souterrains, qui une fois utilisés, disparaissent. Cela va devenir un gros problème dans un avenir pas si lointain. Par ailleurs, la Libye est très dépendante des hydrocarbures, alors que le monde commence à se tourner davantage vers des énergies renouvelables. C’est un pays énorme, avec une petite population, déjà confronté à la désertification. Donc oui, le changement climatique pourrait avoir un impact important sur le pays, d’autant plus à cause du manque d’investissements, dû au chaos qui règne en Libye.