Les indigènes valent moins que des bêtes
L’Onu dénonce les violences commises envers les populations indigènes, notamment le rôle néfaste joué par les associations de protection de la faune et la flore. Alors que s’ouvre, ce week-end, une conférence internationale sur la protection des espèces.
Publié le 24-09-2016 à 20h16 - Mis à jour le 24-09-2016 à 20h22
Rien ne devrait relier les Sâmes, les Lencas et les Guaranis Kaiowas. Les premiers peuplent les régions arctiques du nord de la Finlande, de la Suède et de la Norvège. Les seconds sont établis dans les montagnes du sud-ouest du Honduras, et les derniers vivent depuis toujours sur les terres brésiliennes du Mato Grosso do sul. Pourtant, ces populations indigènes ont une chose en commun : toutes les trois luttent actuellement pour leur survie.
Les menaces qui pèsent sur ces peuples sont bien connues : les projets d’extraction minière ou d’exploitation des énergies renouvelables, le développement boulimique de l’agrobusiness, et la mise en chantier d’un nombre croissant d’infrastructures énergétiques aux proportions gargantuesques, ravagent leurs terres. Marginalisés, ces "petits" peuples ainsi dépossédés n’ont qu’un accès limité aux autorités nationales, régionales et locales, qui font peu de cas de leur situation, quand elles ne financent pas directement des groupes armés pour les déloger.
L’homme ou le tigre
Bien remplie mais non-exhaustive, cette liste doit encore intégrer une autre menace, plus surprenante à première vue : les violations des droits des populations autochtones commises au nom de la protection de l’environnement. Alors que s’ouvre ce samedi à Johannesbourg (Afrique du Sud) la 17e conférence des parties à la Citès - la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction - la rapporteuse spéciale sur les droits des populations indigènes, Victoria Tauli-Corpuz, publie un rapport qui dresse un constat on ne peut plus clair : "Les peuples autochtones sont victimes de la création de zones protégées de plus en plus étendues, […] qui entraînent des violations de leurs droits fondamentaux telles que l’expropriation des terres, le déplacement forcé, le rejet de l’autonomie, l’accès restreint aux moyens de subsistance, et la non-reconnaissance de leur autorité".
Yellowstone vidé de ses Indiens
La région de Chure, au Népal, a par exemple été déclarée zone protégée en 2014 sans que les responsables des communautés autochtones - qui comptent plus de cinq millions d’habitants - aient été consultés. De l’autre côté de la frontière, en Inde, la création d’une réserve de tigres dans le parc de Kanha (centre) a entraîné l’expulsion pure et simple des populations locales pour éviter que les félins ne soient dérangés. Des exactions qui n’ont rien d’inhabituel, et qui sont loin d’être les cas les plus extrêmes que l’on ait recensés en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud au cours des dernières années.
Le phénomène n’est pas récent. "Durant près d’un siècle, les mesures de conservation ont consisté à vider les zones protégées de toute présence humaine", indique le rapport de Victoria Tauli Corpuz. "Pour créer les premières zones protégées ‘modernes’ en 1872 - le parc national de Yellowstone - et en 1890 - le parc national de Yosemite - le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique a violemment expulsé les autochtones d’Amérique. Les parcs étaient considérés comme ‘des milieux sauvages’ vierges de toute occupation et exploitation humaines, […] Il a été considéré que le recours à la force coercitive sous ses pires formes était légalement et moralement justifié pour chasser la population autochtone et préserver la biodiversité".
Changement tardif
Cette conception s’est répandue en Afrique, en Amérique du Nord, en Australie, en Russie, en Asie et en Amérique latine. Elle est restée le principal modèle de gestion pendant plus d’un siècle et "a encore une influence considérable sur les initiatives actuelles en matière de conservation."
La situation a progressivement évolué dans les années 80, lorsque des normes juridiques internationales ont fait leur apparition et permis aux peuples autochtones de se mobiliser pour revendiquer leurs droits fonciers coutumiers. Une avancée essentielle, car les surfaces de zones protégées ont pratiquement doublé à la même époque - passant de 8,7 millions de kilomètres carrés en 1980 à 16,1 millions en 2000 - ce qui n’a pas manqué de provoquer de nouvelles vagues de violence.
Les meilleurs gardiens
"Les peuples autochtones considèrent que la protection de la terre est un devoir sacré, mais ces peuples ne se disent pas nécessairement écologistes", explique Victoria Tauli-Corpuz à "La Libre Belgique". "Ce qui a abouti à un manque flagrant de reconnaissance de la part des organisations écologistes. Il est pourtant largement admis que les terres ancestrales de ces peuples sont celles qui contiennent les écosystèmes les mieux préservés, et que les indigènes pratiquent le mode de conservation le plus efficace." Les territoires traditionnels autochtones représentent environs 22 % de la surface de la terre et abritent à eux seuls 80 % de sa biodiversité. Selon les Nations unies, environ 50 % des zones protégées dans le monde ont été établies sur des terres traditionnelles. Mais en 2014, moins de 5 % de ces zones étaient gérées par leurs habitants.
"Sur le terrain, l’atmosphère est plus agressive"
La situation des populations indigènes s’est légèrement améliorée", reconnaît la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les Droits des populations indigènes, Victoria Tauli-Corpuz. "Mais dans la plupart des cas, leurs droits ne sont toujours pas respectés." Des chartes spécifiques ont bien été signées par les associations de protection de l’environnement, et notamment par le WWF qui a été la première à le faire en 1996, mais "ces associations n’ont souvent pas les outils qui leur permettraient de s’assurer que les droits des peuples autochtones sont effectivement respectés sur le terrain".
Gestion des gouvernements locaux
"Nous sommes conscients que les droits des populations locales sont encore bafoués", reconnaît Koen Stuyck, porte-parole de WWF Belgique. "Mais nous n’avons pas les moyens de protéger tous les parcs nous-mêmes. La majeure partie du temps, ce sont les gouvernements qui gèrent les zones protégées." Or, ces gouvernements ont généralement peu des considérations pour les populations indigènes, qui bénéficient rarement de droits de propriété sur leurs terres et d’un réel accès à la justice. "Nous tentons de réunir autorités et indigènes autour de la table", poursuit Koen Stuyck "mais quand nous sommes face à des Etats faibles où tout le monde est corruptible, la situation devient extrêmement compliquée. Beaucoup de personnes ont des intérêts tout autres que la protection de la nature et des communautés locales."
Les Bantous et les Pygmées
Viennent ensuite les problèmes de terrain. "Prenons le cas du Cameroun", lance le porte-parole du WWF. "Trois types de chasseurs sont actifs dans nos réserves. Les Bakas d’abord, un peuple indigène pygmée qui vit dans la réserve et s’alimente entre autres de viande de brousse. Eux, sont autorisés à chasser dans certaines limites. A côté, on a les Bantous, une ethnie qui vit majoritairement dans les grandes villes et qui vient en brousse pour travailler. Eux, ne sont pas autorisés à chasser dans les zones protégées, mais ils le font de manière illégale pour s’alimenter car il n’y a pas d’élevages pour satisfaire leur demande de viande. Et nous avons enfin les braconniers, les chasseurs professionnels qui ne viennent pas pour la viande de brousse mais pour le grand gibier. Quand vous êtes sur le terrain, difficile de contrôler, et souvent de distinguer tous ces profils qui sont parfois reliés entre eux."
Une armée verte ?
L’ONG de défense des populations indigènes Survival International dénonce régulièrement ce qu’elle appelle "la militarisation verte", le recours par les gardes des zones protégées à des moyens musclés qui les conduiraient de temps à autre à littéralement attaquer les populations indigènes. Le WWF ne soutient pas la position de Survival International "qui critique facilement sans être présent sur le terrain". Mais Koen Stuyck confirme que "l’atmosphère est de plus en plus agressive. Nous faisons face à des braconniers lourdement armés et de plus en plus militarisés. Résultat : tout le monde est davantage armé. Les gardiens des parcs sont mieux équipés, et ils peuvent parfois s’attaquer aux populations indigènes lorsqu’elles sont utilisées comme guides par les braconniers en échange d’armes et d’argent.Tout cela est extrêmement difficile à gérer. L’idéal serait de créer des zones protégées dans lesquelles aucune exploitation économique n’est autorisée, sauf celle des indigènes."
Un meilleur accès à l’éducation
L’organisation met-elle assez de pression sur les autorités pour que celles-ci respectent les droits des autochtones ? "Nous exprimons toujours clairement nos attentes et les droits des peuples indigènes en font partie", répond Koen Stuyck. "Mais la question est parfois délicate, les autorités sont libres d’écouter ou non les ONG. Si nous mettons trop de pression sur un gouvernement, celui-ci risque de nous mettre dehors et plus personne ne sera sur place pour surveiller." Pour Victoria Tauli-Corpuz, ce n’est pas suffisant. "Si les organisations restent silencieuses parce qu’elles ont peur d’être jetées dehors, alors elles ont tout faux", estime la mandataire onusienne.