"Sans terre, nous ne sommes rien": en Colombie, les peuples indigènes déplacés paient toujours le prix du conflit armé
Le commissaire européen Janez Lenarcic s’est rendu en Amérique latine du 10 au 14 octobre. Il a réitéré le soutien de l’Union européenne au nouveau gouvernement de la Colombie, à l'heure où il tente de mettre fin à la violence des groupes armés et de répondre aux attentes de la population.
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Publié le 23-10-2022 à 08h13
Avec ses cheveux coiffés au gel, son t-shirt barré d'un "New York" vert fluo et son sac en bandoulière, Berlin ne fait pas ses 28 ans. Mais, dans la voix, ce père de quatre enfants porte la colère de toute une communauté, forcée à errer sans terre dans un pays toujours en guerre. Son prénom, il le tient de son grand-père, que la lutte pour défendre les droits des indigènes avait mené jusqu'à la capitale allemande. Un combat qui s'étale donc sur plusieurs générations, tout comme le conflit armé en Colombie. "Cela fait 14 ans que nous souffrons", lance le jeune gouverneur de la communauté indigène de La Villanueva à Janez Lenarcic, commissaire européen chargé de la Gestion des crises, que La Libre Belgique a pu accompagner en Colombie. Une visite lors de laquelle l'Union européenne a réaffirmé son soutien à ce pays, premier bénéficiaire de l'aide humanitaire européenne en Amérique latine.
Un calvaire qui commence déjà en 2006
En cette matinée du 11 octobre, Berlin ne s’attarde plus sur le premier déplacement forcé que son peuple, issu de la tribu Wounaan, a subi en 2006, après l’assassinat de deux instituteurs par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), jadis la plus puissante guérilla du pays. Quelque 755 indigènes avaient réussi à s’échapper, 1600 autres étaient restés confinés, sous le joug et les menaces des rebelles. Abandonnés à leur sort par les autorités, les déplacés avaient vu deux de leurs enfants mourir de faim. Et tant d’autres attraper des maladies dans une rivière contaminée par les exploitations minières des groupes armés. Ces drames les avaient forcés à revenir sur leurs pas, avant que certains ne fuient à nouveau les recrutements forcés, les menaces visant les leaders de la communauté et l’obligation de cultiver la coca, matière première de la cocaïne, dont le trafic fait la richesse des cartels et la malédiction de la Colombie.
Choco, département délaissé, en proie à la violence

Depuis 2008, ils sont donc près de 200 hommes, femmes et enfants à vivre sur une petite parcelle de terre orangée empruntée à l’oncle de Berlin, dans des maisons de fortune fabriquées en bois de palmier. À la fois si près et si loin de chez eux. La communauté de La Villanueva s’est en effet réfugiée aux franges de Quibdo, capitale du département de Choco, à une centaine de kilomètres de son territoire qu’elle n’a plus l’espoir de retrouver. Le Choco, situé dans le nord-ouest de la Colombie sur la côte Pacifique, abrite plus de 550 000 habitants, la plupart Afro-Colombiens (76 %) ou indigènes (12 %). Cette démographie explique sans doute l’indifférence de l’État, longtemps resté sourd au sort de ces minorités, premières victimes des cartels de drogue et d’une guerre civile qui n’en finit plus de finir, entre les forces gouvernementales, les guérillas et les paramilitaires.
Il suffit d’ailleurs de regarder une carte pour mesurer le manque d’investissements publics dans le Choco : deux petites routes relient Quibdo et quelques villages au reste du pays. Le département est surtout une vaste jungle, terrain propice aux activités des rebelles et des narcotrafiquants.
Depuis la signature d’un accord historique en 2016 entre le gouvernement colombien et les Farc, la violence sur le terrain n’a fait qu’augmenter, alors qu’une multitude de gangs se disputent le contrôle des territoires désertés par ceux qui ont déposé les armes et que l’État peine à réinvestir. Dans le Choco, les déplacements forcés ont augmenté de 181 % par rapport à 2021. Aussi, rien qu’entre janvier et juin 2022, près de 60 000 personnes y ont été confinées par les groupes armés, qui posent des mines, y compris aux abords des écoles, des zones cultivées et des routes, pour défendre “leur” territoire. À ces dangers, s’ajoutent le recrutement d’enfants – sept cas ont été répertoriés en 2022 dans le Choco, mais ce phénomène est largement sous-évalué –, les violences ou les meurtres.
La communauté de La Villanueva n'est pas à l'abri de ces menaces. Personne ne prononcera pourtant le nom du Clan del Golfo, puissant cartel de drogue qui contrôle cette partie du territoire. Rien que la référence faite publiquement par un des indigènes, dans ses explications données à Janez Lenarcic, aux "activités illicites" des groupes armés a donné des sueurs froides au reste de la communauté, tétanisée à l'idée de mettre en colère les narcotrafiquants, qui surveillaient sans doute de près cette visite de l'UE dans leur fief.
Des conditions de vie difficiles
La plupart des Wounaan préfèrent parler plutôt des conditions difficiles dans lesquelles ils sont forcés de vivre, en marge d'une société qui a échoué à les protéger. Faute d'accès à l'eau potable, le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a livré à ces indigènes des filtres et des réservoirs de stockage d'eau, grâce aux financements de l'UE, tandis que la Croix-Rouge colombienne leur fournit des soins de santé et des abris. Privés d'emploi, ils tirent leurs revenus de la vente de bijoux multicolores qu'ils confectionnent à longueur de journée. "Si on en vend assez, on mange deux fois par jour, sinon, une seule fois", soupire Berlin, en faisant glisser entre ses doigts quelques petites perles bleues.

Floriselda, une jeune mère de 29 ans, exprime, elle, le besoin d'offrir une éducation digne de ce nom à ses trois enfants. "Je veux qu'ils aillent de l'avant", déclare-t-elle, s'appuyant fièrement sur son bâton en bois, seule "arme" des gardiens de la communauté, un rôle issu d'une tradition ancestrale. Junior, l'instituteur, pointe d'ailleurs cette école – des bouts de planches montés sur des pilotis et coiffés de tôle – qu'ils ont réussi à bâtir avec des aides publiques, mais qui semble aujourd'hui sur le point de s'effondrer. "La porte ne fonctionne plus, le toit est en mauvais état, les murs aussi, de l'eau coule à l'intérieur quand il pleut", enchaîne-t-il, avant de faire un petit saut au milieu de sa salle de classe, faisant dangereusement trembler toute l'infrastructure.
Le nouveau gouvernement suscite énormément d'attentes
S'il y a un mot qui revient sans cesse dans les propos des Wounaan, c'est la "terre". Pour les cartels, elle est synonyme de puissance, de lieu de transit pour leur marchandise, de culture de coca ou de richesses minières à exploiter – en 2020, 52 000 hectares situés dans des réserves naturelles ont été affectés par des exploitations illégales d'or en Colombie, selon l'Onu. Pour les indigènes, elle est le berceau et la gardienne de leurs traditions. "Sans terre nous ne sommes rien", a expliqué Berlin à Janez Lenarcic.
"Comme peuple victime, nous voulons que l'État nous procure un territoire propre. Pour sauvegarder notre culture, notre éducation, nos aliments, notre histoire, notre médecine traditionnelle, nos plantes. Pour retrouver la communication avec la nature", enchérit-il, alors qu'il nous montre sa cuisine, dotée d'un feu ouvert, comme le veut la tradition. En 2016, ces indigènes ont créé l'Association des victimes Wounaan de Quibdo et sont aujourd'hui engagés dans une procédure afin d'obtenir un terrain, en accord avec la loi 1448 pour les Victimes et la restitution des terres. S'ils peuvent compter sur une assistance juridique de la part du HCR, à nouveau grâce aux financements de l'Union européenne, c'est un combat de longue haleine.
À La Villanueva et de manière générale dans le département de Choco, la frustration vis-à-vis de l'État colombien est palpable. Et les attentes vis-à-vis de Gustavo Petro, le premier président de gauche de l'histoire colombienne, en place depuis à peine deux mois, sont énormes. Après tout, il a offert à la Colombie sa première vice-Présidente noire. Née à Yolombo, dans une des régions les plus pauvres du pays, issue d'une famille de douze enfants, Francia Marquez a été orpailleuse, femme de ménage, puis activiste et lauréate du prix Goldman pour l'environnement (connu sous le nom de "prix Nobel vert"), avant de s'installer dans les hautes sphères de l'État, mettant fin à une longue succession d'hommes, blancs et riches qui ont dominé jusqu'ici la politique. Elle a provoqué un tel engouement électoral que d'aucuns disent qu'elle a fait la victoire de Petro – dans le Choco, il a récolté 72,44 % des voix. "C'est un miroir dans lequel nous pouvons nous regarder", confiaient d'ailleurs les membres du Réseau des femmes de Choco, lors d'une rencontre avec Janez Lenarcic.
La “paix totale” et la “justice sociale” ont été au cœur de la campagne de Gustavo Petro. Mais à la lumière des défis, ces objectifs apparaissent presque comme une gageure, même si vingt-deux groupes armés – dont le Clan del Golfo – ont répondu à l’appel du gouvernement explorer la possibilité d’un dialogue.
L’Union européenne affiche son soutien
"Nous espérons que le nouveau gouvernement parviendra à progresser sur trois priorités : la paix, l'environnement et la justice sociale. […] Mais jusqu'à ce que cela se produise en Colombie, je tiens à vous assurer que l'UE continuera à se tenir à vos côtés", a donc assuré Janez Lenarcic face aux indigènes de La Villanueva. Un engagement réaffirmé lors de sa conférence de presse commune avec Francia Marquez, le lendemain. "Je suis venu vous assurer que l'UE va continuer à se montrer solidaire avec les Colombiens et tous ceux de la région qui ont besoin de notre soutien", a-t-il insisté, en annonçant une enveloppe de 34 millions d'euros d'aide humanitaire pour la Colombie pour l'année 2022, destinée aux Afro-colombiens, aux populations autochtones et aux quelque 2,5 millions de réfugiés vénézuéliens présents dans le pays.
À l’heure où le vent du changement pointe souffle sur la Colombie, l’enjeu pour l’Union européenne était ainsi de se montrer présente aux côtés du nouveau gouvernement. Autant que de tenter de prouver à l’Amérique latine et au monde que la crise de l’Ukraine ne lui fait pas oublier les autres qui continuent de sévir ailleurs, y compris en Colombie et sur cette parcelle de terre que les indigènes de Wounaan voudraient quitter pour retrouver enfin la leur.
