En Colombie, le rêve de la "paix totale" mais les obstacles sont nombreux
L’initiative de paix du nouveau président de gauche est ambitieuse. Mais les obstacles sont nombreux.
Publié le 25-10-2022 à 15h45
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Cinq cents photographies, en noir et blanc et en couleurs, exposées dans le cadre majestueux du cloître San Agustin de l’Université nationale de Bogota. Des images fortes, parfois insoutenables, de visages émaciés, marqués, de victimes directes ou indirectes du conflit armé en Colombie, qui témoignent des déplacements forcés, des disparitions, des violences faites aux civils.
C'est une exposition phare de la capitale colombienne, "Testigo" ("Témoin"), consacrée à l'œuvre du photographe Jesus Abad Colorado, qui a documenté pendant trente ans cette guerre civile qui ne dit pas son nom. Depuis son inauguration en 2018, "Testigo" a attiré 1,5 million de visiteurs, signe de la volonté très forte des Colombiens d'explorer leur histoire douloureuse. "Je fais des images qui ont le sens de la mémoire, qui portent un nom et un visage, afin que nous puissions comprendre que cette douleur appartient à tout le monde, que notre responsabilité est d'aider à résoudre cette histoire tragique qui a eu lieu dans notre pays", avance Abad Colorado dans le texte introductif à l'exposition.
La paix liée à la question environnementale
Cette violence endémique s'écrit encore aujourd'hui au présent, charriant son lot de victimes quotidiennes et le nouveau président du pays Gustavo Petro a bien l'intention de la transformer en histoire ancienne. Dans son discours très remarqué à la tribune de l'Organisation des Nations unies du 20 septembre dernier, M. Petro a livré un plaidoyer vibrant pour la paix, en la liant à la question écologique, et en invitant à mettre un terme aux destructions des cultures de coca, dont la Colombie est le premier producteur au monde : "Ce n'est que dans la paix que nous pourrons sauver la vie sur notre Terre. Il n'y a pas de paix totale sans justice sociale, économique et environnementale."
Un discours en phase avec son programme électoral, qui aspire à une "paix totale" avec les guérillas et les groupes paramilitaires, tout en proposant un ambitieux plan de justice sociale, avec notamment trois réformes majeures : agraire, fiscale et du système de santé, destinées à réduire des inégalités qui ont toujours constitué un terreau favorable aux groupes armés.
Déambulant dans les salles de l'exposition "Testigo", Duberney et Sandra, un couple de jeunes Colombiens, restent prudents. Duberney Paez, professeur dans un lycée de Bogota, juge l'initiative de "paix totale" positive mais tempère : "Ce que le gouvernement propose, c'est nécessaire, mais il ne faudrait pas le faire de manière superficielle. Le problème ne pourra pas être réglé en quatre ans de mandat. C'est un bon début, une première étape, mais qui devra être suivie sur le long terme, par les gouvernements à venir." Sandra Ramirez, avocate, abonde : "Il faudrait une réforme constitutionnelle qui fasse de la Colombie un véritable État de droit, sur des questions aussi fondamentales que l'éducation, la santé, le droit à un logement digne."
Car le problème est profond. La Colombie est, après la Syrie, le pays qui compte le plus de déplacés internes au monde : plus de sept millions de personnes ont été forcées de quitter leur domicile.
Que faut-il entendre précisément par "paix totale" ?
En 2016, un accord de paix historique avait été conclu entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), puissante guérilla communiste. D’abord rejeté par référendum, l’accord, qui prévoyait entre autres un désarmement des FARC, une amnistie et une intégration dans la vie politique de ses combattants, avait finalement été promulgué, mais un manque criant de volonté politique avait sapé sa mise en œuvre sous le gouvernement de droite d’Ivan Duque (2018-2022). La volonté de M. Petro est de reprendre le processus de paix et de l’étendre à toutes les parties armées du conflit, notamment avec l’ELN (Armée de libération nationale, marxiste-léniniste), qui compte plus de 5 000 hommes.
Des négociations formelles entre le gouvernement et la guérilla débuteront courant novembre, sous l'égide de trois pays : le Vénézuéla (avec lequel la Colombie a renoué des relations diplomatiques après trois ans de rupture), Cuba et la Norvège. En cas de négociations réussies, qui aboutiraient à un désarmement, la question de la réintégration des anciens combattants dans la société ne serait pas résolue pour autant. Sandra Ramirez s'interroge : "Une fois que ces gens auront rendu les armes, que se passera-t-il ? De quoi vivront-ils ? Un ancien guérillero ou un ancien paramilitaire aura beaucoup de mal à trouver du travail, à s'insérer. S'ils se retrouvent à la rue, ils reprendront les armes."
De fait, après la démobilisation des FARC en 2016, ces difficultés de réintégration avaient poussé un certain nombre de ses anciens membres à reprendre le chemin de la lutte armée, faute d'opportunités. À l'approche des 100 jours de son mandat de président, le chantier de Gustavo Petro est herculéen, à la hauteur du défi qu'il s'est lancé. Duberney Paez conclut : "La violence n'a pas de couleur politique. Pour mettre un terme à cette violence, c'est toute la société colombienne qu'il faudrait changer."