Comment la Floride nous laisse entrevoir l’Amérique dont rêve Ron DeSantis
Le gouverneur républicain de la Floride doit officialiser ce mercredi sa candidature à l’élection présidentielle américaine de 2024. Avec un agenda ultra-conservateur qui inquiète jusqu’aux Républicains eux-mêmes.
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Publié le 23-05-2023 à 15h12 - Mis à jour le 24-05-2023 à 06h43
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Des plages d’un blanc étincelant aux golfs d’un vert émeraude, la Floride est un éventail de cartes postales. Mais le paradis des retraités et des touristes, c’est aussi une fusillade dans une boîte LGBT (Orlando, juin 2016, 49 morts) et une autre dans une école (Parkland, février 2018, 17 morts). C’est l’avortement désormais interdit par la loi et un classement parmi les plus mauvais du pays en matière d’éducation, de santé, de sécurité sociale. C’est un État où une enseignante est licenciée pour avoir montré à ses élèves le “David” de Michel-Ange. Et où un géant de l’industrie du divertissement aussi précieux pour l’économie locale que Disney est harcelé par les autorités parce que sa direction est jugée trop progressiste.
Cette Floride-là, c’est celle de Ron DeSantis, qui en est le gouverneur depuis janvier 2019 et aspire à devenir le prochain président des États-Unis – il devait officialiser sa candidature ce mercredi, avant de réunir le lendemain, à Miami, ses principaux soutiens. Rien ne prédestinait, cependant, cet enfant du pays, né à Jacksonville, le 14 septembre 1978, à s’ériger en héraut d’un conservatisme pur et dur. Arrière-petit-fils d’immigrants italiens, un des deux enfants d’une infirmière et d’un installateur de télés (sa sœur cadette a été emportée à 30 ans par une embolie pulmonaire), DeSantis a fréquenté l’enseignement catholique, avant d’être admis dans deux des plus prestigieuses universités américaines : il est diplômé en histoire de Yale et en droit de Harvard. Il a servi dans la marine, a effectué une mission à Guantanamo et a été déployé en Irak en 2007 – des états de service qui lui vaudront plusieurs décorations, dont une Bronze Star.

Dieu a besoin d’un guerrier
Cette parenthèse militaire a-t-elle profondément marqué Ron DeSantis ? Toujours est-il que combattre semble être le leitmotiv de sa carrière politique. Dans un clip hallucinant publié à la toute fin de la campagne électorale de 2022 (le gouverneur briguait le renouvellement de son mandat), le candidat se profile en héros de péplum qui hésiterait entre Moïse et Ben-Hur. Une voix off retrace la création du monde, mais en lui ajoutant un huitième jour durant lequel Dieu, en contemplant son œuvre, se dit qu’il lui faudrait “un protecteur”. Et ainsi, poursuit le narrateur, “God made a fighter”, “Dieu créa un combattant”.
Sans doute peut-on y voir un clin d’œil en référence à un célèbre discours de 1978 que l’acteur et homme de radio Paul Harvey intitula “Dieu créa ainsi un agriculteur”. Il n’en reste pas moins que Ron DeSantis s’est bel et bien forgé une image de preux chevalier prêt, assurait son clip de campagne, non sans friser le ridicule, “à se lever avant l’aube, à prendre congé de sa famille, et à parcourir des milliers de kilomètres dans le seul but de servir les gens, de sauver leur emploi, leur revenu, leur liberté, leur bonheur”.
Le cimetière du wokisme
Le guerrier entend mener une guerre sans merci contre un ennemi en particulier : le mouvement ou courant de pensée “woke”. “Nous combattons le wokisme à l’Assemblée de l’État, dans les écoles, dans les entreprises. Nous ne nous soumettrons jamais, jamais, à la foule wokiste. La Floride est l’endroit où le wokisme va mourir”, martela Ron DeSantis au lendemain de son éclatante victoire en novembre 2022. S’il pouvait s’agir au départ de freiner les ardeurs d’une certaine gauche radicale, l’objectif est désormais de couper court aux débats contemporains sur l’identité, la race, le genre, les minorités, pour imposer un agenda ultra-conservateur et faire reculer les avancées sociales des cinquante dernières années.
L’avortement en fournit l’exemple le plus éloquent. Le 13 avril dernier, le gouverneur promulgua une loi interdisant l’IVG au-delà de six semaines de grossesse – un an seulement après en avoir signé une autre qui restreignait déjà le délai à quinze semaines. Comme les femmes ignorent la plupart du temps qu’elles sont enceintes à six semaines, la mesure revient à interdire purement et simplement l’avortement en Floride.
Que cette ligne de conduite soit dictée par des convictions personnelles ou par simple opportunisme arriviste, elle inquiète les stratèges du Parti républicain, et plus encore ses donateurs, qui veulent un homme capable non seulement de remporter les primaires (lors desquelles un candidat doit se montrer plus extrême pour obtenir les suffrages d’un électorat militant), mais aussi et surtout de gagner l’élection générale (qui se joue traditionnellement au centre et exige d’apparaître modéré). L’appréhension est d’autant plus vive que Ron DeSantis est un météore politique dont la fragilité est évidente.
Une créature de Trump
On se rappelle que Ron DeSantis avait l’horizon plutôt bouché quand, après avoir rempli deux mandats à la Chambre des représentants, il vit ses rêves d’élection au Sénat ruinés par la décision de Marco Rubio d’y conserver son siège en 2016. Et puis vint le miracle. Donald Trump l’épaula de manière décisive dans sa tentative d’enlever, deux ans plus tard, le fauteuil de gouverneur de la Floride. DeSantis battit le favori, l’ancien maire démocrate afro-américain de Tallahassee Andrew Gillum. D’un cheveu, certes : 32 000 voix sur plus de huit millions, soit 0,4 %. Mais c’était suffisant pour relancer une carrière.
Une réélection triomphale avec près de 60 % des suffrages, en 2022, allait pourtant consommer la rupture de DeSantis avec Trump, alors que le succès du gouverneur sortant contrastait on ne peut plus fâcheusement avec la déconfiture de l’ancien Président, rendu largement responsable de la déroute des Républicains aux législatives de mi-mandat pour avoir imposé ou défendu de mauvais candidats. Ne faisant plus guère mystère de ses ambitions présidentielles, Ron DeSantis cessa alors d’être le brillant gouverneur auquel Donald Trump disait songer comme possible candidat à la vice-présidence en 2024, pour se muer en traître et renégat dont l’ex-Président railla le côté moralisateur et hypocrite en l’affublant d’un de ces sobriquets dont il a le secret : “Ron DeSanctimonious”, entendez “le faux dévot”.
La solution de rechange
Proche du mouvement conservateur du Tea Party et, à l’époque, membre du Freedom Caucus à la Chambre, Ron DeSantis est la solution de rechange idéale pour ceux qui voudraient du Donald Trump, mais sans les excès et les errements qui ont fini par lasser ou détourner du Président une partie de son électorat. Intransigeant sur l’immigration, laxiste dans la lutte contre le Covid-19, climatosceptique à ses heures, hostile à l’assurance maladie universelle comme à tout contrôle sur les armes à feu, le gouverneur peut passer pour une version plus lisse de Donald Trump. Surtout, à 44 ans, DeSantis est trente-deux ans plus jeune que son mentor devenu rival. Et, contrairement à lui, il n’est pas sous le coup de multiples enquêtes et procès, pas plus qu’il n’est impliqué dans les événements du Capitole qui ont ébranlé la démocratie américaine en janvier 2021.
Malgré quoi, Ron DeSantis peine à percer et demeure loin derrière Donald Trump dans les sondages. Nombreux sont les Républicains à penser qu’il ne parviendra pas à inverser la tendance, à tout le moins tant qu’il s’obstinera à mener une politique qui flatte les milieux les plus réactionnaires. En menant une bataille personnelle contre Disney, depuis que la compagnie a publiquement désavoué sa prétendue traque du wokisme dans l’éducation, le gouverneur s’est ainsi non seulement attaqué à un symbole de la Floride (créé à Orlando en 1971, Disneyworld est le plus grand parc d’attractions du groupe), mais il s’immisce aussi grossièrement dans un monde des affaires que les Républicains veulent traditionnellement garder à l’abri des ingérences politiques. Il expose, par ailleurs, la Floride à des revers économiques, alors que Disney a déjà annoncé, le 18 mai, l’abandon d’un projet d’extension de 900 millions de dollars, avec des milliers d’emplois à la clé.
Un écran de fumée
Ron DeSantis ne semble pourtant pas enclin à lâcher du lest. Il a franchi une nouvelle étape en approuvant, le 15 mai, une loi qui prive de financement les programmes favorisant “la diversité, l’équité et l’inclusion” (DEI) dans l’enseignement supérieur public, au motif qu’ils encourageraient plutôt, selon lui, “la discrimination, l’exclusion et l’endoctrinement”. Beaucoup s’indignent de la menace qui pèse, par conséquent, sur la liberté académique, les universités renonçant à certaines initiatives dans la crainte de perdre leurs subventions. D’autres déplorent plus largement que ces controverses monopolisent l’attention médiatique et relèguent dans l’ombre le maigre bilan du gouverneur dans d’autres domaines. Ils pointent notamment ce paradoxe : alors que les retraités forment un cinquième de sa population, la Floride a le plus mauvais système de soins pour les personnes âgées…
Pour préparer sa candidature présidentielle, Ron DeSantis a entrepris, le mois dernier, de se donner une envergure internationale en voyageant à l’étranger (il a prudemment choisi les quatre alliés les plus solides des États-Unis : le Japon, la Corée du Sud, Israël et le Royaume-Uni). Il est aussi allé tâter le terrain là où les primaires sont susceptibles de renforcer ou ruiner les espérances. Invité à un grand barbecue à Sioux Center, dans l’Iowa, le 14 mai, le gouverneur a déploré “la culture de la défaite” qui s’est installée chez les Républicains, en en rejetant implicitement la faute sur Donald Trump, tenu pour incapable de gagner ou faire gagner une élection depuis 2020.
“Gouverner, ce n’est pas divertir. Gouverner, ce n’est pas lancer une marque ou discuter sur les réseaux sociaux. Gouverner, c’est, en fin de compte, gagner et fournir des résultats”, a asséné Ron DeSantis, en visant on ne peut plus clairement l’ancien Président. Pour “le combattant de Dieu”, la guerre est déclarée.