"Avant, les gens allaient et venaient au gré des récoltes" : à El Paso, où deux mondes se font face
États-Unis La ville texane constitue la première porte d’entrée des migrants.
Publié le 25-05-2023 à 13h56
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Si la levée des restrictions sanitaires, dites du "titre 42", décidée par l’administration Biden ce 11 mai n’a pas provoqué l’afflux de réfugiés craint par certains, l’annulation des mesures décidées par l’administration Trump en mars 2020 dans le cadre de la pandémie de Covid-19 et qui empêchaient les migrants de déposer une demande de permis de séjour va peser lourd dans les prochains mois sur un système de droit à l’asile déjà complètement saturé.
À travers le pays, particulièrement dans les villes "frontières" que sont El Paso, au Texas, ou San Diego, en Californie, la situation est devenue particulièrement intenable, des milliers de personnes ayant trouvé un refuge temporaire dans des centres complètement saturés. Plus de deux millions de personnes ont ainsi tenté l’année dernière de s’introduire sur le territoire des États-Unis.
Les arrivées en masse de migrants sur le territoire nord-américain provoquent en outre des dissensions jusqu'au sein même de la gauche - le parti républicain étant de longue date opposé aux politiques jugés laxistes de l'administration Biden en matière d'immigration. À New York, par exemple, ville dirigée par le Démocrate Eric Adams, où des migrants sont arrivés par dizaines de milliers, le système d'accueil est, de l'aveu des dirigeants locaux, "à l'agonie". Ceux-ci critiquent ouvertement les politiques fédérales en matière migratoire, dont ils estiment qu'elles participent à saturer les grandes métropoles. Les villes de New York, de Philadelphie ou de Los Angeles sont réputées être "sanctuaires", en ce sens que les forces de police se refusent à procéder à des contrôles d'identité pouvant déboucher sur des reconduites aux frontières.
La porte du rêve
La ville d’El Paso, à la frontière méridionale du Texas, constitue pour les réfugiés la porte d’entrée la plus courue dans leur quête d’un avenir meilleur sur le sol américain.
Cette agglomération de 700 000 habitants, où on parle espagnol tout autant qu’anglais, est encerclée sur tout un tronçon par le fameux "mur de Trump" construit lors de la présidence du milliardaire. Haut de quelque six mètres et surmonté de fils barbelés, il était régulièrement franchi par les personnes en situation de transit grâce à des échelles et des couvertures. Celles-ci pénétraient alors sur une autoroute urbaine qu’ils devaient rapidement franchir pour trouver en ville une des quelques "zones refuges" où les forces de la police des frontières (ICE) renoncent tacitement à intercepter les migrants en situation irrégulière.
Depuis que les mesures sont levées, ces personnes ont désormais la possibilité de pénétrer sur le territoire américain directement en se rendant vers le poste-frontière pour demander l’asile, mais leurs chances de se voir délivrer un permis de séjour sont minces.
De l'autre côté de la frontière, côté mexicain, les réfugiés laissent derrière eux la ville de Ciudad Juarez, située dans la même cuvette, au pied d'un massif montagneux aride. La réalité y est bien différente de celle d'El Paso. La ville mexicaine, considérée comme une des plus dangereuses du monde, constitue en effet le dernier grand lieu de transit pour les migrants, où ils se réunissent par dizaines de milliers en attendant de faire leur entrée sur le territoire américain. C'est aussi un endroit parasité par le trafic de drogue : une grande partie de la production de fentanyl, la nouvelle drogue qui ravage les zones paupérisées des États-Unis, y est notamment réalisée. Les cartels, actifs dans le trafic d'êtres humains et de drogue, mènent la vie dure aux migrants. Comme l'explique José Gregorio, 24 ans, père de deux enfants et qui a tout quitté pour tenter sa chance aux États-Unis, "la route vers l'eldorado américain peut durer jusqu'à cinq mois, à travers plages, villes et forêts". Les dangers sont incessants. Mais c'est la fin du voyage, et l'étape mexicaine plus précisément, qui est selon lui la plus coriace, à cause des cartels qui, d'après ce dernier, "rançonnent les migrants, partant du principe erroné que [ceux-ci] connaissent des gens sur le territoire américain, et ont donc potentiellement de l'argent".
Une criminalisation de l’immigration
Dans le centre-ville d’El Paso, une fois arrivés, les réfugiés se réunissent par centaines autour de l’église du Sacré-Cœur, où le père Garcia se bat depuis des années pour leur délivrer assistance et soins. La plupart dorment dehors, ou dans un des deux bus mis à disposition des réfugiés par la municipalité. La moyenne d’âge tourne autour des trente ans, les enfants et jeunes adultes étant extrêmement nombreux.
Le soir, des veillées religieuses sont organisées. Une sœur catholique, habituée à venir en aide aux personnes en transit, fustige le gouvernement américain, responsable selon elle d'avoir créé une situation explosive en interdisant l'immigration "souple" au milieu des années 1990. À l'époque, Bill Clinton, sous la pression des Républicains, avait en effet décidé de criminaliser l'immigration, imposant aux demandeurs d'asile de longues périodes d'expulsion probatoires avant de pouvoir déposer une demande. "Avant, les gens allaient et venaient au gré des récoltes, rappelle-t-elle. Les autorités ont ensuite préféré criminaliser l'immigration, de manière telle que les gens ont décidé en majorité de se fondre dans la nature sans papiers, de peur d'être appréhendés." On estime que plus de 15 millions d'Hispaniques vivent actuellement aux États-Unis en l'absence de tout cadre légal.
En attendant, des centaines de personnes restent à loger dans le centre d’El Paso. Depuis la levée des restrictions sanitaires, elles tentent en général de se rendre dans les grandes villes côtières, dans lesquelles elles ont plus de facilités pour trouver un emploi et décrocher un statut légal, à l’exemple d’Alex Bello, père de famille venu du Venezuela. Celui-ci a mis presque six mois pour arriver sur place. Refoulé en raison des restrictions sanitaires en janvier après avoir franchi le mur, il a été renvoyé du côté mexicain de la frontière. Il y a passé quelques semaines dans une grande indigence et a retenté à nouveau sa chance, sans cette fois être appréhendé. Il a pu voyager jusqu’à New York, se trouve aujourd’hui encadré par des associations et a commencé une formation professionnelle.