Colombie : sur les traces des enfants perdus dans la jungle
Depuis un mois, les sauveteurs recherchent dans la forêt amazonienne quatre frères et sœurs survivants d’un crash d’avion. Empreintes de pas, couches, abris de fortune… Pour Carlos Castaño, fondateur du parc national de Chiribiquete, où a eu lieu l’accident, la fratrie est certainement vivante.
- Publié le 03-06-2023 à 14h12
- Mis à jour le 08-06-2023 à 12h12
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La joie avait été de courte durée. Le 16 mai, le président colombien, Gustavo Petro, annonçait triomphalement sur Twitter la découverte, «sains et saufs», de quatre enfants âgés de 1 à 13 ans, perdus dans la jungle amazonienne après le crash d’un petit avion. Leur mère et les deux autres adultes avec qui ils voyageaient avaient été retrouvés morts à proximité de l’avion par l’armée, les enfants semblaient s’être volatilisés. Le lendemain, le chef de l’Etat effaçait son message et s’excusait, sans préciser la raison de sa bévue.
Un mois après l’accident, la fratrie reste introuvable mais plusieurs traces indiquent qu’elle a survécu à l’accident et s’est déplacée à l’intérieur du périmètre de recherche. 170 militaires, 70 civils issus de communautés autochtones, habituées au terrain, des chiens et des hélicoptères sont toujours sur leur piste. Contacté par Libération, l’anthropologue colombien Carlos Castaño Dávila se dit convaincu qu’ils ont pu survivre. C’est aussi l’avis des responsables militaires chargés des secours, qui ont affirmé cette semaine que «si on ne retrouve pas les corps des enfants, c’est forcément qu’ils sont vivants».
Menaces de la guérilla
Le 1er mai, sept personnes avaient pris place dans un monomoteur Cessna 206, petit avion très utilisé dans la jungle amazonienne. Les circonstances du voyage sont symptomatiques du climat de violence qui règne encore dans une partie du pays, six ans et demi après la signature des accords de paix qui ont mis fin à soixante ans de conflit. Il y a quelques mois, le père des enfants, Manuel Ranoque, dirigeant d’une communauté autochtone huitoto, avait disparu du jour au lendemain de son village isolé près de Puerto Sábalo (département du Caquetà). Il expliquera plus tard avoir fui parce que sa vie était menacée par une guérilla encore active. Plusieurs mois après son départ, il a demandé par téléphone à sa femme Magdalena Mucutuy de le rejoindre dans une autre région, avec leurs quatre enfants : Lesly, 13 ans, Soleiny, 9 ans, Tien Noriel, 4 ans, et le bébé Cristin Neriman, 11 mois.
L’avion parti de Araracuara devait rejoindre la ville de San José, dans le département de Guaviare, en survolant le parc naturel de Chiribiquete, le plus vaste de Colombie. A mi-chemin, le pilote signale qu’il a un problème de moteur. Il ne donnera plus de nouvelles. Après deux semaines de recherches, les sauveteurs retrouvent le Cessna accidenté en pleine jungle. A proximité de l’épave, les corps de trois adultes : la mère, le pilote et un chef coutumier amérindien qui les accompagnait.
Couches et biberon
Les quatre enfants, eux, sont introuvables. Mais des indices ne tardent pas à apparaître : des empreintes de pas, des couches et le biberon du bébé, des abris de fortune et des noyaux de fruits. Tout indique que les deux sœurs et leurs petits frères ont circulé dans le territoire de 20 km carrés sur lequel les recherches sont menées. Des tracts ont été lancés par avion, avec de la nourriture et des kits de survie, une sorte de phare brille la nuit comme point de repère, des messages enregistrés en langue huitoto par la grand-mère sont diffusés par haut-parleur… Mais vendredi 2 mai, aucune de ces initiatives n’avait encore donné de résultat.

Carlos Castaño a consacré une bonne partie de sa vie à ce parc qu’il a créé, et que l’Unesco a inscrit en 2018 sur la liste du patrimoine mondial naturel de l’humanité. En 1989, il avait découvert sur les falaises de montagnes tabulaires (au sommet plat) une série de fresques rupestres représentant des animaux, des végétaux et des humains. Par son ampleur (75 000 dessins répertoriés), cet ensemble est unique au monde. Pour le préserver, ainsi que les groupes humains et la biodiversité, le parc est totalement interdit aux visiteurs. Seuls des survols d’observation, à très haute altitude, sont autorisés.
Pour le chercheur, la survie d’enfants dans de telles conditions est surprenante, mais plausible. La donnée la plus importante est qu’ils appartiennent à une communauté indigène huitoto, familiarisée avec les conditions de vie propres à la jungle. «La famille ne vivait pas dans le parc de Chiribiquete mais pas très loin, dans un environnement très similaire, explique-t-il. Très vite, les enfants ont accompagné leurs parents dans leurs activités de chasse, de pêche, de cueillette de fruits ou de plantes.»
Et, pour qui les connaît, les ressources alimentaires de la forêt sont abondantes. Le chercheur énumère : «On trouve des arbouses et des caïmites [deux fruits, ndlr]. On peut aussi attraper de petits animaux. Et les indigènes savent qu’en cas de besoin, certains insectes sont une source de protéines. Il est possible en outre de trouver des œufs dans les nids. Voire des œufs de reptiles.» Toutes ces possibilités ne nécessitent pas d’outillage. Autre option : la pêche dans les ruisseaux, «qui fait appel à un savoir-faire que les enfants ne maîtrisent pas forcément. Il faut verser dans la rivière le jus extrait d’une herbe appelée barbasco. Les poissons qui traversent cette nappe sont paralysés et faciles à attraper. Et ce poison est inoffensif pour les humains.»
Communautés «non contactées»
Carlos Castaño a l’espoir que la fratrie a croisé la route de nomades, présents dans la zone : «C’est peut-être ce qu’ils ont cherché en quittant l’épave : un groupe qui puisse les protéger.» Il est en effet établi qu’il existe à travers le parc naturel des communautés «non contactées», qui n’ont jamais été confrontées à ce qu’il appelle «la société majoritaire». «Il existe aussi des collectifs qui, après un contact traumatisant avec le monde extérieur, ont choisi un isolement volontaire.» Il cite l’exemple de la fièvre du caoutchouc, à partir de la fin du XIXe siècle. «Cette exploitation sauvage a bouleversé le mode de vie de nombreux autochtones, et les a transformés en quasi-esclaves. Pour survivre collectivement, ils ont dû s’isoler dans des lieux difficiles d’accès.»
Un argument pour cette hypothèse : les deux abris de fortune découverts par les militaires, et de toute évidence utilisés par les enfants. «Avec un toit de branches couvert de grandes feuilles de la plante platanillo, un lit de feuillage pour isoler de l’humidité, ils sont identiques à ceux que construit l’ethnie tukano, formée de petits groupes itinérants qui pratiquent la chasse, la pêche et la cueillette.» Ces mini-campements sont bien sûr indétectables par avion.
L’autre danger est la présence d’animaux prédateurs et de reptiles venimeux. «Il y a en effet dans la jungle de grands mammifères : des jaguars, des pumas, certains canidés. A priori, les enfants seraient des proies faciles. Jusqu’à présent, il apparaît que non.»
Sans remettre en cause la nécessité des recherches, on peut s’inquiéter des conséquences possibles d’un afflux de personnes sur un terrain où nul n’a légalement le droit d’entrer, afin de sauvegarder les groupes humains, la flore et la faune. «Le principal risque est épidémiologie, analyse l’anthropologue. Ces populations non contactées ne sont pas immunes à des maladies qui pour nous sont bénignes, ils n’ont pas d’anticorps pour les combattre. Je peux affirmer que dans des cas de contacts fortuits entre ces communautés et des guérilleros, les effets ont été désastreux en termes de décès pour les autochtones.»
Largement inconnu jusqu’à présent, notamment en raison des strictes mesures en vigueur pour le protéger du tourisme, le parc de Chiribiquete a gagné depuis un mois une notoriété internationale. C’est peut-être aussi une bonne occasion pour attirer l’attention sur la défense de ces écosystèmes, à deux mois du sommet sur l’Amazonie qui se tiendra à Belém au Brésil. «La priorité est bien sûr de retrouver les enfants vivants, souligne Carlos Castaño, mais je ne serai pas mécontent que cet événement attire l’attention sur le parc. Sur le privilège que nous avons en Colombie de disposer d’un tel espace, un joyau du patrimoine mondial, et aussi sur les risques qui pèsent sur lui.»
Le label de l’Unesco et les lois colombiennes protègent pourtant ce vaste espace de 4,25 millions d’hectares. Mais des menaces existent. «Depuis cinq ou six ans, s’inquiète Carlos Castaño, on assiste à des intrusions des mafias sans scrupule. Plusieurs fronts illégaux de déforestation ont été signalés. Or il est vital de préserver Chiribiquete de la logique marchande irrationnelle. Pour la Colombie, mais aussi pour toute l’humanité.»
«La force et l’énergie du jaguar»
Une autre explication de la longue survie des quatre enfants peut être recherchée dans le système de croyances des habitants de cette région. «C’est probablement l’aspect le plus fascinant de cette histoire», note Carlos Castaño. Les fresques rupestres, vieilles de 12 500 ans selon les experts, témoignent d’un univers spirituel et cérémoniel organisé autour du culte du dieu jaguar, fils du soleil. L’anthropologue a intitulé le livre qu’il a consacré à ses recherches Chiribiquete, la maloka cosmique des hommes jaguars (1). La maloka est l’espace où les prêtres (chamanes) accomplissent leurs rites. Il ajoute : «Tout le territoire de la Serrania (montagne) de Chirbiiquete est protégé par la force et l’énergie du jaguar, ce qui ne recouvre pas seulement l’espèce animale, mais aussi le concept de “jaguarité“. Tous les chamanes que j’ai rencontrés me l’ont confirmé : c’est un lieu sacré pour toutes les communautés autochtones, que la difficulté d’accès a maintenu quasiment intact à travers les millénaires.»
Carlos Castano raconte avoir été, dans ses séjours de recherche sur le terrain, confronté plusieurs fois à l’animal sacré, sans jamais être attaqué. «Ils m’ont regardé, puis ils sont partis», dit-il. La protection du dieu jaguar explique-t-elle la survie de Lesly, Soleiny, Tien Noriel et Cristin Neriman ? «Je ne suis pas loin de le penser», conclut le chercheur.
(1) Editores independientes, Bogota, 2019. Non traduit.