La CIA a mené des expérimentations très controversées : "Je veux que tout le monde sache ce qui s’est passé dans cet horrible hôpital"
Alors que la guerre froide préoccupe les États-Unis, la CIA se lance dans un projet pour protéger le pays de l’ennemi. Mais ses méthodes bouleverseront à tout jamais la population américaine par leur inhumanité. Dans ce dossier “Il était une fois”, La Libre revient sur le projet MK Ultra, à travers lequel la CIA a tenté de contrôler l’esprit des gens.
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- Publié le 17-09-2023 à 12h00
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Le journal du Washington Post, daté du 22 juillet 1974, traîne sur la table depuis des heures. Le titre de la couverture ? “Révélations Choc : La CIA et les Expérimentations Secrètes”. Le café, à présent froid, atteste du choc de John Marks. Seymour Hersh vient de lever le voile sur certaines pratiques questionnables de la Central Intelligence Agency dans un projet mystérieux, mais le journaliste de Washington Post n’a révélé que la pointe de l’iceberg.
John Marks fait les cent pas dans son petit appartement situé à Washington D.C. “Impossible”, marmonne-t-il, “pas un suicide”. Dans son carnet sont griffonnées quelques notes, rendues illisibles par l’encre trop abondante qui a éclaboussé le papier. “Frank Olson, membre du projet – Chute du 10e étage de l’hôtel Statler – Suicide ? – Exposition involontaire au LSD – Accident ? – CIA – Menace ? “, peut-on encore déchiffrer sur les pages brunies par le temps et l’usure.
John Marks n’y croit pas. Il connaît la CIA. Rien n’est laissé au hasard, tout est fait méthodiquement. En dépit des dommages collatéraux. Comment Frank Olson a-t-il pu devenir le dommage collatéral d’un projet qu’il a porté à bout de bras ? Comment n’a-t-il pas pu voir qu’il était devenu le sujet des expérimentations qu’il a lui-même menées ? Les pensées du journaliste fusent en tous sens. Il a toujours suivi de près les agissements de la CIA, mais ce projet le dépasse. Ce projet dépasse tout le pays. Il transgresse toutes les limites que l’humanité a tenté d’imposer au fil des siècles. C’est décidé : John Marks va montrer aux États-Unis l’envers du décor du projet MK Ultra.
Les racines d’un secret international
John Marks est né le 22 avril 1943 et a vécu les dix premières années de sa vie dans une Amérique prospère et stable. Cependant, dans l’ombre la doctrine Truman, faisant des États-Unis les défenseurs d’un monde libre face à l’Union soviétique, s’est étendue l’emprise de la guerre froide. C’est dans ce contexte particulier que la CIA a rouvert un chapitre sombre de son histoire : la recherche du contrôle mental. La crainte de l’URSS s’était en effet infiltrée jusque dans les sphères les plus profondes et secrètes du pouvoir américain. Une solution devait être trouvée au plus vite pour faire face à la menace.
Tandis qu’au grand jour, la course aux armements s’accélérait sous le joug du président américain Harry S. Truman, la Central Intelligence Agency faisait secrètement renaître de leurs cendres l’Opération Bluebird et l’Opération Artishoke, nées à la fin des années 40 et au début des années 50. Leur but était déjà de contrôler l’esprit de l’ennemi, de le manipuler et lui extorquer des informations ou d’en faire un agent dormant, capable d’espionner dans le secret l’ennemi, avec des méthodes éthiquement questionnables. Mais la naissance du projet MK Ultra, continuité de ces études de la manipulation mentale, a été un tournant décisif.

Depuis sa paisible maison de banlieue, John Marks assistait à l’épaississement du chaos. Sa famille tremblait face à la croissance de l’armement nucléaire, face à la menace soviétique. La paranoïa s’est alors frayé un chemin dans leur esprit, pénétrant Marks jusqu’au plus profond de son être. Face aux secrets que taisait l’État, son besoin de parler est né.
Plongée dans les entrailles du projet MK Ultra
Tandis que les enfants sautaient allègrement dans les tas de feuilles mortes minutieusement amassées par ses voisins en ce mois d’octobre 1975, John Marks était attablé dans la prestigieuse salle principale des archives de la CIA. Son travail était considérablement compliqué par la destruction de l’écrasante majorité des archives du projet, ordonnée par le directeur de la CIA en 1972, Richard Helms.
Mais le journaliste était déterminé. Face à lui se trouvaient tous les documents déclassifiés qu’il avait pu dénicher dans la grande bibliothèque. Mémos internes, rapports de recherche, correspondances, budgets, tout ce qui avait pu être sauvé était là. Et, derrière cette énorme pile de documents, se tapissaient les ébauches de MK Ultra, offrant un témoignage infaillible de l’existence du projet.

Le jeune homme découvrait déjà le nom des protagonistes. Il a ainsi appris qu’Allen Dulles, directeur de la CIA en 1953, avait alloué cette année-là un budget de plusieurs millions à Sydney Gottlieb, scientifique chevronné alors directeur du département des services techniques du centre d’intelligence, surnommé “la boutique des horreurs”. Ewen Cameron, psychiatre responsable de l’Institut Allan, au Canada, était également impliqué, sans que son rôle soit clair pour John Marks à ce stade de son enquête. Et finalement Frank Olson, le scientifique au suicide étrange.
Avec fascination et incrédulité, le journaliste découvrait le squelette du projet. L’objectif était clair : atteindre le contrôle mental et la manipulation de la mémoire des cibles de la CIA. Dans un premier temps, les documents faisaient état d’un désir de se prémunir de l’URSS, mais certains écrits prouvaient que ce désir commençait à s’étendre à la population américaine, à ses dissidents, à ses éléments perturbateurs. Le journaliste avait lui-même remarqué l’effroi et la frustration qui avait gagné la population, la grogne montante dans les ruelles sombres, s’ajoutant à la crainte sécuritaire qui faisait déjà ployer le pays. Mais il n’aurait jamais pu imaginer que les États-Unis se retourneraient contre leurs propres citoyens.
Les méthodes utilisées transparaissaient timidement dans les rapports et correspondances. L’usage de psychotropes semblait indéniable, mais difficilement compréhensible. Parmi les mémos internes, John Marks retrouvait constamment les mêmes mots. Le LSD pouvait causer des altérations profondes de la perception, de la pensée et de la conscience. La psilocybine causait également des changements de conscience mais aussi des hallucinations. La scopolamine était capable de causer la perte de mémoire, la confusion et la désorientation. La phencyclidine provoquait elle aussi des hallucinations, mais aussi des distorsions de la réalité et des comportements violents. Les barbituriques permettaient quant à eux d’altérer le sommeil et la mémoire. Les textes exprimaient froidement l’utilité de ces substances dans le projet.
Mais qu’avaient toutes ces drogues en commun ? Pourquoi se retrouvaient-elles dans la majorité des rapports de recherche ? Était-il réellement possible que la CIA les ait administrées dans ses expérimentations ?
John Marks s’enfonçait dans les abysses du secret MK Ultra. Se voulant imperturbable, il continuait de parcourir les documents. Déjà décontenancé par la présence des drogues dans les rapports, les prochains termes le firent trembler. Conditionnement comportemental, lavage de cerveau, hypnose, désinformation, manipulation émotionnelle, privation sensorielle, implantation de faux souvenirs. Le journaliste sentit un frisson lui parcourir l’échine. L’horreur l’envahissait lentement.
La question était là, impérieuse, capitale. Comment la CIA avait-elle pu faire toutes ces expérimentations avec le consentement de ses sujets ? La prochaine étape de sa quête de vérité était claire pour le journaliste : trouver des témoignages.
L’horreur des vies brisées
Après de nombreuses années à se pencher sur les recherches de la CIA, John Marks s’était construit un solide réseau de contacts au sein des bureaux de l’agence et à travers le pays. Bien que ses connexions dans le monde de l’intelligence étaient un atout de taille, John Marks n’était pas satisfait. Il voulait à tout prix les témoignages des individus ayant vécu de près ou de loin l’horreur du projet secret.
Bien que réticentes, ses sources au sein de l’imposante agence finirent par l’aiguiller. Orienté vers les victimes du projet, John Marks trouva une direction. Il commença par San Francisco.
L’opération Midnight Climax
C’est dans la célèbre ville côtière que John Marx entama sa recherche de témoignages. Les dossiers déclassifiés de la CIA n’ayant que peu mentionné ce chapitre du projet MK Ultra, des sources au sein du bureau lui avaient soufflé à l’oreille de se pencher sur les hôpitaux.
Le journaliste écuma les centres de rétablissement et les cliniques à la recherche d’une vérité qu’il ignorait encore. C’est là qu’il fit la rencontre d’une première victime. “Je vous promets l’anonymat”, lui assura-t-il pour calmer sa terreur palpable. Et sa langue se délia. La jeune femme, internée suite à une dépression, posa les jalons d’un ensemble d’actions terrifiant de la CIA : l’opération Midnight Climax.
Jane Doe, comme il l’appela pour garantir son anonymat, travaillait dans une maison close en 1954, une année qui marquera le début de sa descente aux enfers. Un jour, alors qu’elle peinait à survivre de sa condition de travailleuse du sexe, plusieurs hommes ont débarqué dans l’hôtel de passe. Rapidement et sans dévoiler leur identité ni leurs objectifs, ils ont fait miroiter à la jeune femme la possibilité d’un avenir meilleur en lui offrant une rémunération en échange d’un procédé simple : injecter des substances à ses clients. Elle n’avait aucune idée du contenu des seringues qu’on lui donnait mais l’argent suffisait à faire taire sa curiosité.

C’est ainsi qu’elle commença, sans le savoir, à droguer ses clients, notamment avec du LSD. Elle ne savait pas non plus que, derrière des miroirs sans tain, des agents de la CIA surveillaient les réactions des victimes de ces injections. Elle ne savait pas que le comportement étrange et glaçant de ses clients était religieusement étudié par des scientifiques derrière les vitres, que la peur qui la saisissait quand ces hommes étaient pris de folie, d’hallucinations, de sautes d’humeur, de folie, ne préoccupait pas les agents de la CIA. Rien d’autre ne comptait plus que les résultats. Leur objectif était d’établir un lien entre le sexe et la drogue pour manipuler des individus et les pousser à révéler des informations. Peu après, Jane Doe a quitté son emploi, en proie à des symptômes post-traumatiques. L’argent ne suffisait plus face à l’horreur qui devenait son quotidien.
John Marx nota méticuleusement chaque mot prononcé par la jeune femme. Il comprit que l’histoire ne s’arrêtait pas là.
Alors qu’il marchait dans une ruelle sombre à la tombée du jour, la suite de son enquête vint à lui sous la forme d’un homme aux traits amaigris par la maladie. Ce dernier avait eu vent des recherches du journaliste. “J’ai quelque chose à vous dire”, avait-il alors murmuré d’une voix effacée, écrasé par le poids de sa douleur.
Son histoire s’était déroulée quelques années plus tard, à la fin des années 50. Elle a débuté alors qu’il se promenait dans la rue, quand un homme au ton guilleret l’avait convié à une soirée dansante dans une baraque huppée de San Francisco. L’homme, resté anonyme, accepta alors l’invitation sans appréhension, de nature confiante. Une fois arrivé dans l’imposante maison, l’individu n’a pas remarqué la présence de miroirs en grand nombre. La fête battait son plein, les gens buvaient et dansaient, et c’est tout ce qu’il cherchait. Il a alors pris un verre à son tour, et c’est là que tout a changé. Les formes sont devenues abstraites, les sons agressifs, les fêtards dangereux. Le trentenaire était perdu, plus rien ne faisait sens, le monde tournait trop vite pour lui, des visions insensées s’imposaient à lui. Il ne savait pas non plus que les agents de la CIA l’observaient derrière les miroirs, que ses moindres faits et gestes étaient enregistrés, qu’il avait été drogué à son insu pour nourrir les données du projet MK Ultra. Par la suite, il est devenu l’ombre de lui-même, a développé des troubles de la personnalité, est passé par de nombreux internements, endommagé à vie par les expérimentations de Sydney Gottlieb.
Après ces témoignages, d’autres suivirent. John Marks comprit rapidement que la ville avait été la cible de l’Opération Midnight Climax, ce pan du projet étudiant les effets des drogues sur les habitants de San Francisco, pendant des années sans qu’aucun des sujets ne soit jamais averti ni consentant. Mais ce n’était toujours pas fini.
Ewen Cameron et l’Institut Allan
Ses recherches et témoignages l’emmenèrent au-delà des frontières du pays. Il poursuivit son enquête à Montréal, au Canada, après avoir entendu parler de l’Institut Allan.
C’est là que Linda McDonald a été internée à 26 ans. Diagnostiquée pour schizophrénie, on lui a promis un traitement révolutionnaire en cours de développement. En désespoir de cause, la jeune femme a accepté de prendre part au programme. Mais rien de ce qu’on a pu lui dire ne l’a préparée à ce qui a suivi. “Ils m’ont donné tous ces traitements par électrochocs et des méga doses de drogues et de LSD et tout ça”, expliquera-t-elle des années plus tard à la BBC. “Je n’ai aucun souvenir de tout ça : pas le temps passé à l’Allan ou quoi que ce soit dans ma vie avant ça : tout est parti.”
Une autre femme, Lana Ponting, fut également envoyée dans le centre par ses parents alors qu’elle avait 16 ans. “Quand ma famille est revenue me chercher, j’avais l’air d’un zombie. Je ne savais même pas qui ils étaient”, a-t-elle expliqué. “Je veux que tout le monde sache ce qui s’est passé dans cet horrible, horrible hôpital”.
En parcourant les rapports trouvés sur le territoire canadien, John Marks découvrit le cauchemar vécu par ces patients aux mains d’Ewen Cameron. Le psychiatre en charge de l’Institut Allan avait évidemment son implication dans le projet MK Ultra. Il a également tu le fait que leur traitement pour la schizophrénie n’était autre qu’une grande expérimentation pour atteindre le contrôle mental. Et, pour le psychiatre, tous les moyens étaient bons. Sans état d’âme, il imposa des électrochocs, des prises de drogues à l’insu de ses patients, des régimes de reprogrammation où les sujets étaient obligés d’écouter des messages enregistrés parfois jusqu’à 20 heures par jour, des privations sensorielles. “Mon père a reçu 54 traitements par électrochocs à haute tension suivis de 54 crises (perte de connaissance et contractions musculaires violentes)”, expliquera Lana Sowchuk à BBC Reel. “Mon père était dans une sorte de cellule avec les mains couvertes, donc il ne pouvait rien sentir ; dans le noir, donc il ne pouvait rien voir ; et avec un bruit constant, donc il ne pouvait rien entendre”, expliquera également Lou Weinstein, dont le père subira ce traitement pendant deux mois entiers.

Pour John Marks, la réalité dépassa la fiction, défiant la pire dystopie imaginable à ses yeux. Chaque témoignage venait recréer une histoire cauchemardesque. Les récits de soldats, prisonniers, prostituées, personnes atteintes de maladie mentale, vagabonds, s’accumulaient et s’entremêlaient inlassablement, témoignant toujours d’une cruauté et d’un manque d’humanité inédits. C’en était trop pour lui, il ne pouvait plus ignorer l’ampleur des aberrations commises par la CIA au détriment de nombreux pans de la population. John Marks était prêt à révéler au grand jour toutes les atrocités commises dans la nuit noire dans laquelle étaient coincées ces victimes.
L’enquête est ouverte, le rideau se ferme
En 1975, la pression médiatique devint insoutenable pour la CIA, qui pensait ne jamais être incriminée pour son projet après avoir détruit de nombreuses preuves de l’existence de MK Ultra et avoir clôturé l’expérience. Mais les reportages et enquêtes nationales et internationales vinrent exercer une pression qui ne pouvait plus être ignorée par le Congrès des États-Unis.
Fut alors lancée une enquête pour déterminer l’ampleur des abus de l’agence. L’État reconnut alors officiellement les violations commises par la CIA et décida d’indemniser une partie des victimes. D’autres ont également poursuivi des actions en justice individuelles. N’ayant pour objectif de mettre au jour les mésactions de la CIA, aucun responsable ne fut ouvertement condamné. Beaucoup pointèrent du doigt la violation du code de Nuremberg de 1947, stipulant que la recherche médicale devait se faire sur des patients consentants et avec l’objectif d’améliorer les recherches humaines. Mais elle n’amena à aucune arrestation. Des réformes importantes eurent cependant lieu au sein du bureau d’intelligence pour éviter de telles expérimentations à l’avenir et à exiger une plus grande transparence de leur part, bien que de nombreuses restent encore à l’heure actuelle classifiées ou inaccessibles au public.
Beaucoup continuent à considérer que la justice n’a pas été rendue. “La CIA savait qu’elle enfreignait toutes les lois morales, éthiques et légales en faisant ces expériences”, a déclaré l’historien Tom Oneill dans une interview. “Tout le monde était derrière. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Et ils le faisaient pour des raisons militaires et politiques”, dénonce la fille d’une des victimes. “Je suis toujours sous traitement à cause de ce qui m’est arrivé quand j’avais 16 ans”, déplore Lana Ponting.
Le suicide de Frank Olson le 28 novembre 1953, drogué à son insu quelques jours avant sa mort lors d’une réunion dans une base militaire en Allemagne, ne sera jamais élucidé mais son fils fera rouvrir l’enquête 10 ans plus tard. Cela permettra de réaliser la présence d’un coup à sa tête qui ne venait pas de sa chute. Le mystère qui entoure sa mort reste entier.

L’œuvre de John Marks ne sortira qu’en 1979 et offrira au public un aperçu détaillé de l’étendue des abus de la CIA. Son travail permettra de sensibiliser la population américaine à une problématique qui la dépassait jusqu’alors.
Ce projet reste aujourd’hui profondément ancré dans l’histoire des États-Unis comme l’un des projets les plus controversés et les moins éthiques ayant jamais existé.