Kamala Harris, l’incarnation du métissage et du rêve américains
Kamala Harris devient la première femme vice-présidente des Etats-Unis. Portrait.
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Publié le 09-11-2020 à 08h26 - Mis à jour le 10-11-2020 à 06h38
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Elle est arrivée sur scène, le sourire radieux. Alors qu’elle s’apprête à prendre la parole devant les supporters démocrates, samedi soir à Wilmington, Kamala Harris rayonne : elle est "vice-présidente élue des États-Unis", première femme et première personne de couleur (mi-indienne mi-noire) à accéder à ce poste, "juchée sur les épaules de générations de femmes noires, asiatiques, blanches, latinos, amérindiennes qui ont construit le chemin vers ce moment ce soir".
Plus tôt dans la journée, elle était apparue en vidéo, en tenue de jogging, lunettes de soleil sur le nez : "We did it, Joe !", "On l’a fait !", exultait-elle au téléphone, la voix pleine d’émotion. Cette accession à la vice-présidence a quelque chose de très rafraîchissant. Et de prometteur. "Bien que je puisse être la première femme à occuper ce bureau, je ne serai pas la dernière - parce que toute petite fille qui regarde ce soir voit que c’est le pays des possibles." Hillary Clinton, avant elle, avait déjà tenu ce genre de propos, lorsqu’elle s’était présentée en 2016 face à Donald Trump. Mais c’est Kamala Harris qui a percé le plafond de verre, succédant ainsi à une longue lignée essentiellement composée de "mâles blancs" (seul Charles Curtis était d’origine amérindienne).
Comme Barack Obama en 2008, la sénatrice démocrate entre dans l’histoire américaine.
Une pionnière
La vie de Kamala Harris est ponctuée de "premières". Son premier succès électoral remonte à 2004 lorsqu’elle arrache le poste de procureur de San Francisco à son patron, Terence Hallinan, dont elle critique le laxisme de ses services dans leurs enquêtes pénales. Elle devient la première femme noire nommée à cette fonction. Les syndicats des forces de l’ordre, dont le soutien a indéniablement pesé dans la balance, s’en mordent rapidement les doigts : quatre mois plus tard, Kamala Harris refuse de réclamer la peine capitale pour l’assassin d’un jeune policier. La mort comme punition, elle y est fermement opposée. Cela ne l’empêche pas d’être réélue. Ni, en 2011, de devenir la première femme procureure générale de Californie, propulsée à la tête d’un département fort de 5 000 agents.
En janvier 2017, une nouvelle aventure commence pour elle : Kamala Harris prête serment au Sénat, devenant la première femme originaire d’Asie du Sud et la seconde femme noire élue à la Chambre haute. Il ne faut que quelques mois pour que la sénatrice, peu connue hors de Californie, ne s’impose comme l’une des nouvelles étoiles montantes du camp démocrate, jusqu’à devenir aujourd’hui la première femme à s’installer au Number One Observatory Circle, la résidence des vice-présidents américains.
Au journaliste qui lui avait demandé en 2009, pour la rubrique Entertainment du site d’information SFGATE, quelle était sa devise, elle avait répondu : "Un dicton que ma mère disait : ‘Tu peux être la première mais assure-toi de ne pas être la dernière.’"
Une famille métissée et recomposée
Kamala Harris évoque souvent sa mère, aujourd’hui décédée. "Elle croyait profondément en une Amérique où un moment comme celui-ci est possible", dit-elle, samedi soir, lors de son discours. Shyamala Gopalan, fille aînée d’un haut fonctionnaire indien originaire du Tamil Nadu, est arrivée aux États-Unis à 19 ans, après avoir été reçue à Berkeley. C’est à l’université que celle qui, doctorat en poche, deviendra spécialiste du cancer du sein rencontre un étudiant jamaïcain, Donald Harris, venu étudier l’économie avant, lui, de faire carrière à Stanford (dont il est aujourd’hui professeur émérite). Kamala Harris, née à Oakland le 20 octobre 1964, grandit avec sa sœur dans une famille intellectuelle, très engagée dans la lutte pour les droits civiques.
Elle a 7 ans quand ses parents divorcent. Shyamala Gopalan-Harris emmène ses filles au Canada. Son diplôme d’études secondaires en poche, l’aînée rentre aux États-Unis pour étudier les sciences politiques et l’économie à Howard, l’université historiquement noire de Washington, puis le droit à l’université de Californie. À l’époque, elle devient membre d’Alpha Kappa Alpha, la première sororité noire du pays. Bien que la jeune femme soit métisse, moitié indienne, elle se revendique noire : "Ma mère nous a élevées comme des enfants noires", explique-t-elle.
Une femme noire donc, hindoue devenue baptiste, mariée à un homme blanc et juif. Sa famille recomposée, Kamala Harris l’associe à sa victoire aujourd’hui. Comme elle le résume sur son compte Twitter, elle est "Vice President-Elect of the United States" et "Senator", mais aussi "Wife, Momala, Auntie" : épouse, momala et tantine. Elle s’est mariée en 2014 avec Doug Emhoff, avocat dans un cabinet de Los Angeles spécialisé dans l’industrie du cinéma ; des amis les avaient fait se rencontrer dans un de ces bons plans qui finissent parfois bien. Elle est alors devenue la "momala" - un terme plus affectueux que "belle-mère" - de Cole et Ella, les deux enfants qu’il a eus d’un premier mariage. Elle est aussi la tante de Meena, la fille de sa sœur Maya, qui avait travaillé pour Hillary Clinton pendant sa campagne en 2016. C’est tout ce petit monde, son monde, à qui elle a témoigné son amour samedi soir.
Une femme pugnace
Kamala Harris adore aussi cuisiner. Elle poste des vidéos d’elle derrière les fourneaux - "aujourd’hui, je vais vous montrer la salade de thon !" - et partage ses bonnes recettes de poulet curry et autres sur les réseaux sociaux. Son sourire et sa chaleur n’effacent pas pour autant sa réputation de dure à cuire. Ceux qui sont passés sur le gril s’en souviennent certainement encore.
Elle fait un carton le 13 juin 2017, bombardant le ministre de la Justice Jeff Sessions de questions sur les interférences russes dans la campagne présidentielle de Donald Trump. "Je ne supporte pas d’être mis sous pression comme ça, répond l’homme, déconfit. Ça me rend nerveux." Deux élus républicains viendront à son secours en interrompant la sénatrice, mais la vidéo devient virale. Elle récidive en 2018 avec Brett Kavanaugh, candidat conservateur à la Cour suprême nommé par Donald Trump. Au fil des mois, elle devient l’une des opposantes les plus visibles à l’administration Trump. Si le président la juge "très méchante", un "monstre" même, ses admirateurs lui trouvent plutôt beaucoup d’intelligence et une grande force de caractère.
Les attaques de Kamala Harris, même Joe Biden en fera les frais, durant un débat télévisé entre candidats à la primaire démocrate, sur la question raciale. La sénatrice s’est lancée un temps dans la course à la Maison-Blanche, mais elle a abandonné, faute de ligne claire et de soutien, avant même les premiers votes.
Une colistière énergique
Joe Biden ne lui en a pas voulu longtemps. Kamala Harris était l’amie de son fils aîné, Beau Biden, décédé d’un cancer au cerveau en 2015. Ils étaient l’un et l’autre procureur général de leur État, lui dans le Delaware, elle en Californie. "Nous nous parlions presque tous les jours et parfois plusieurs fois par jour", "c’était quelqu’un qui incitait les gens à devenir meilleurs", raconte Kamala Harris lors de son premier discours de colistière. Cette amitié "a été importante pour moi au moment de prendre ma décision", reconnaît Joe Biden.
Choisir Kamala Harris ne se révèle pas évident pour autant. Sa ligne n’a pas toujours été claire. "La politique doit être pertinente", estime-t-elle, dans un entretien au New York Times en juillet 2019, c’est "mon principe directeur". Durant sa carrière, juridique et politique, elle est très attaquée pour sa répression des petits délits, qui affecte surtout les minorités, et accusée de laxisme envers les policiers. Elle défend une loi sévère sur la récidive, elle menace de poursuivre les parents dont les enfants brossent l’école durant plus de 50 jours par an. Mais elle n’est pas rigide non plus et, plus à gauche que Joe Biden sur une série de sujets, elle permet de faire le lien avec l’électorat plus radical qui préférait Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Kamala Harris est la première sénatrice démocrate à avoir soutenu le projet de loi de couverture maladie universelle du sénateur du Vermont. Elle a élaboré en son temps un programme de réinsertion des petits délinquants, devenu un modèle à l’échelle nationale. Et, dans un autre genre, en 2011, elle s’est opposée à un accord d’indemnisation des victimes des banques, à hauteur de 4 milliards de dollars, qu’elle trouvait trop light, et finit par obtenir 16 milliards de plus. Elle a aussi pris fait et cause pour les dreamers et le programme qui permettait à ces jeunes arrivés enfants, illégalement, sur le territoire américain de pouvoir y étudier et travailler légalement.
À côté de Joe Biden, que Donald Trump continue à parodier en "Joe l’Endormi", Kamala Harris apparaît de surcroît comme une tornade d’énergie qui modernise et fait du bien à l’image du ticket présidentiel démocrate.
En attendant l’ultime plafond de verre
Kamala Harris le sait, elle est sur un tremplin qui peut potentiellement l’amener encore plus haut. L’âge de Joe Biden - 78 ans - donne au choix de sa colistière de 56 ans une signification particulière. Neuf vice-présidents ont accédé au Bureau ovale : élus eux-mêmes ou amenés à remplacer le président (comme ce fut le cas de Lyndon Johnson, après l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963). Si, pour une raison ou pour une autre, Joe Biden ne pouvait terminer son mandat, elle deviendrait la première femme à occuper la Maison-Blanche. Pour le parti démocrate en mal de renouvellement, Kamala Harris, qui incarne un métissage façonnant de plus en plus l’Amérique, est d’une génération capable d’apporter un second souffle.
"Dans cette élection, il s’agit de beaucoup plus que de Joe Biden ou moi-même, botte-t-elle en touche. Il s’agit de l’âme de l’Amérique et de notre détermination à nous battre pour elle. Nous avons beaucoup de travail devant nous. Mettons-nous au travail."
Aujourd’hui, l’avenir lui appartient. Il lui reste un ultime plafond de verre à briser. En 2024 ?