"Trois présidents américains n'ont pas été réélus depuis 1912 et ils partagent tous un même point commun avec Trump"
S'il n'écarte pas un revirement de situation de dernière minute, François Durpaire reconnaît tout de même que "cela semble mal embarqué" pour Donald Trump.
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Publié le 05-12-2020 à 11h44 - Mis à jour le 28-12-2020 à 07h24
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La crise sanitaire sans précédent a donné lieu à une campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2020 tout aussi inédite. Longtemps privés des traditionnels meetings électoraux, Joe Biden et Donald Trump ont plus que jamais mobilisé les réseaux sociaux pour plaider leur cause. Mais si le Covid a troublé la campagne, le virus en a fait de même avec la fin de mandat du président américain. Critiqué pour sa gestion de la pandémie et son dédain vis-à-vis des mesures sanitaires, le locataire de la Maison-Blanche tente tant bien que mal de marquer des points auprès d’Américains de plus en plus sceptiques face à ses méthodes. Testé positif au coronavirus trois semaines avant le scrutin, Donald Trump a même fait de sa contamination un argument de campagne. Mais sa mise en scène à la sortie de l’hôpital digne d’un grand film de guerre est loin d’avoir suffi à combler le fossé qui se creuse entre son adversaire et lui dans les sondages. "Ce serait une véritable prouesse que Trump soit réélu", estime François Durpaire, professeur à l'université Cergy-Pontoise à Paris et auteur du livre "Les Etats-Unis pour les nuls".
Quel candidat, selon vous, a-t-il le “mieux” tiré profit de la situation sanitaire jusqu’à présent ?
Au moment où l'on parle, c'est clairement Joe Biden. Il y avait même une blague, qui circulait à Washington il y a quelques semaines, qui disait que Joe Biden était le seul Américain à avoir profité du Covid-19. En effet, il est sorti de la période de confinement, durant laquelle les Républicains lui reprochaient d'être dans son sous-sol, avec une avance dans les sondages qui était considérable.
Tandis que Donald Trump en est plutôt sorti affaibli ?
Donald Trump pouvait défendre un bilan économique tout à fait positif avant le coronavirus, mais aujourd'hui il est extrêmement négatif. À la fois en termes de gestion de la pandémie mais également en ce qui concerne le chômage dont le taux s'élève à 7,9%. C'est énorme. Si Donald Trump est réélu, ce serait une véritable prouesse. Il n'y a que trois présidents qui n'ont pas été réélus depuis 1912: Hoover, Carter et George H. W. Bush. Le point commun entre ces trois hommes : les difficultés économiques qui sont apparues dans la dernière année de leur mandat.
Le président américain utilise désormais dans sa campagne le fait qu’il a été testé positif au coronavirus et qu'il a vaincu la maladie. Est-ce que sa contamination pourrait jouer en sa faveur ?
Donald Trump essaie d'utiliser ce coup du sort qui lui est arrivé de deux manières. La première, c'est en disant aux Américains qu'il est en pleine forme, qu'il est non seulement en bonne santé, mais également immunisé contre le coronavirus. Il met l'accent sur le fait qu'il sait de quoi il parle. Dans la vidéo enregistrée à sa sortie de l'hôpital, il explique que certains connaissent le Covid grâce aux livres, mais que lui le connaît de façon intime. La deuxième façon dont le président américain et les Républicains se servent de cette contamination s'illustre par un slogan qu'ils ont mis en place. Ce dernier dit que l'Amérique va se remettre du Covid-19 comme le locataire de la Maison-Blanche s'en est remis. il y a une sorte d'idée que cette guérison du chef va entraîner la guérison du pays. Cela ressemble un peu à une incantation magique, mais c'est ce qu'ils essaient de prôner. Il y a même un clip vidéo d'une trentaine de secondes qui a été lancé dans lequel Anthony Fauci (l'épidémiologiste américain qui conseille Donald Trump dans cette crise sanitaire, ndlr.) tient de tels propos.
Certains Républicains, dont Mitch McConnel, ont sanctionné l’attitude de Donald Trump qui a fait preuve de laxisme, selon eux, face au coronavirus. Est-ce que c’est un sentiment qui se généralise au sein du parti ?
Au sein du parti républicain, certains reprennent l'argumentation des adversaires de Donald Trump. Au lieu de mettre l'accent sur la résilience, ils mettent l'accent sur l'imprudence du président. Qui plus est, la Maison-Blanche est devenue un cluster. Ce n'est pas seulement le chef d'Etat qui est tombé malade, c'est une grande partie de l'état major, soulignant des potentiels problèmes de sécurité nationale. C'est quand même une question importante aux yeux de ces Républicains. D'autant plus que la menace était connue depuis des mois. Ces Républicains ont-ils cessé de croire en la réélection de Donald Trump ?
Beaucoup d'organisations conservatrices sont aujourd'hui polarisées autour de la confirmation de la nomination à la Cour suprême de la juge Barrett. Cela montre bien que beaucoup de conservateurs, au lieu de mettre leur argent dans la réélection du président, se disent qu'ils vont essayer de sauvegarder les choses qui peuvent l'être, c'est-à-dire la confirmation de la juge Barrett à la Cour suprême qui y garantit une génération de décisions conservatrices et la préservation du Sénat. Leur réflexion est que Donald Trump va peut-être leur faire perdre la Maison-Blanche mais qu'il ne doit pas emporter avec lui les sénateurs républicains. Pour l'instant, les sondages sont de mauvaise augure pour eux au Sénat. Mais les Démocrates l'emporteraient avec une majorité minime, donc cela reste jouable. C'est pourquoi ils veulent couper une partie du corps gangrené - le président - afin de sauver le reste.
Les sondages ne peuvent que les conforter dans leur idée...
L'avance de Joe Biden dans les sondages est actuellement de 10 points en moyenne. C'est une percée à deux chiffres. S'il n'y avait pas, pour les analystes, le traumatisme de 2016 avec une Hillary Clinton donnée favorite qui perd au final l'élection, l'ensemble des observateurs diraient que ça va être une vague bleue (démocrate, ndlr.). Mais ça vaut quand même la peine de revenir sur ce qui s'est passé. En 2016, Hillary Clinton était une candidate polarisante avec un parti démocrate divisé. Dix jours avant le scrutin, l'annonce d'une enquête du FBI sur ses emails est tombée. Malgré tout, elle a gagné le vote populaire avec 3 millions de voix d'avance et il aura fallu une conjugaison de 77.000 électeurs sur trois états du Midwest pour que Donald Trump passe dans un trou de souris. Il est important de rappeler également qu'à 20 jours du scrutin, Hillary Clinton avait 5 points d'avance dans les sondages, alors que Joe Biden est déjà à plus de 10. Il y a des inconnues qui nous forcent à rester prudents. Ces inconnues concernent essentiellement les effets Covid sur la mobilisation et sur le dépouillement des voix avec une partie des Américains qui votent par correspondance. Donald Trump a dit qu'il voulait obtenir le résultat de l'élection le jour même, le 3 novembre. Mais s'il le reçoit ce jour-là, ça ne lui sera pas favorable.

Pourquoi est-ce que Donald Trump a peu de chances de se voir couronner vainqueur de l'élection le 3 novembre ?
Pour gagner le 3 novembre, il faudrait que Trump gagne un Etat qu'Hillary Clinton a gagné il y a quatre ans. En revanche, pour que Biden gagne dès le jour du scrutin, il lui suffirait de gagner la Floride et un autre Etat, comme la Caroline du Nord ou l’Ohio ou encore un mélange entre l'Iowa et le Delaware. Pour Donald Trump, le dépouillement serait donc un peu long, tandis que Joe Biden pourrait lui gagner dès le 3 novembre. Les Républicains continuent à y croire mais c'est mal embarqué.
Mais un revirement de situation, comme en 2016, reste possible ?
Cette piste n'est pas écartée. On n'est jamais à l'abri d'une surprise au cours des jours qui précèdent le vote. Evidemment, les esprits seront très attentifs au dernier débat, le 22 octobre, qui sera une sorte de va-tout pour Donald Trump puisque le deuxième débat a été annulé. Le président espère pouvoir renverser la donne à ce moment-là. Tout va peut-être se jouer lors de cette ultime joute verbale.
S'agit-il d'un exercice dans lequel le locataire de la Maison-Blanche est plutôt bon ?
Donald Trump est un bon candidat en débat. Mais de l'avis des analystes américains, il a perdu la première confrontation télévisée face à Biden. Il est apparu agressif, interrompant sans cesse les journalistes et son adversaire. C'est plutôt mauvais vis-à-vis de l'électorat indécis, notamment les seniors qui tournent le dos en ce moment à Donald Trump. Biden a quant à lui semblé répondre au défi d'énergie posé par le locataire de la Maison-Blanche. La stratégie du candidat démocrate de regarder les Américains dans les yeux face à la caméra s'est avérée payante. En revanche, la démocratie n'est pas sortie grandie de ce débat parce qu'il y avait très peu de choses sur le fond.
Par rapport aux seniors, est-ce que le comportement de Trump vis-à-vis de Biden et ses attaques constantes sur son âge jouent un rôle dans leur désaveu vis-à-vis du président ?
Le fait d'attaquer Joe Biden sur son âge alors qu'il a quasiment le même âge ne joue pas en sa faveur. Il le présente comme étant "sleepy", lent... Evidemment les seniors se sentent agressés par sa conduite. Il y a un différentiel de plus de 20 points entre les deux candidats dans les sondages vis-à-vis de cet électorat, c'est considérable.
Le président a-t-il adopté une stratégie différente dans sa campagne par rapport à celle de 2016?
On constate souvent que les hommes politiques qui ont gagné une première fois calquent leur campagne de réélection sur celle qui leur a fait décrocher la victoire. C'est particulièrement criant pour Donald Trump puisque son slogan est passé de "Make America Great Again" à "Keep America Great Again". C'est dangereux parce que tous ceux qui considèrent qu'il n'a pas réussi le "Make" (rendre sa grandeur à l'Amérique, ndlr.) ne vont pas voter pour le "Keep" (garder la grandeur de l'Amérique, ndlr.). Là où c'est tout de même une réussite, c'est qu'il a sans doute conservé une grande part de son électorat d'origine, parce qu'il apparaissait comme un candidat anti-establishment, il y a 4 ans, et aujourd'hui il apparaît comme un président anti-establishment. Par exemple, on n'a pas l'impression qu'il défend un bilan mais plutôt qu'il attaque le bilan de son adversaire, comme si c'était Joe Biden qui était aux affaires. C'est quand même une prouesse électorale. Il apparaît même comme un trublion anti-système dans sa propre Maison-Blanche. Il essaie ainsi de cacher son bilan qui est en réalité très favorable à l'establishment. En effet, Trump a mené une politique qui a énormément servi le milieu des affaires avec notamment une baisse d'impôts et une déréglementation fédérale.
A-t-il tenu les promesses de sa campagne de 2016 ?
Oui, il a quasiment coché toutes les cases. Je pense notamment au transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem ou à la sortie de l'accord de Paris sur le climat. Par contre, en ce qui concerne le mur, on ne peut pas dire qu'il a vraiment tenu parole. Il popularise ce qui a été fait mais, au final, son mur n'existe pas vraiment. Mais toutes ces questions font presque partie d'un débat qui précédait la question du Covid-19, parce que ça a tout changé. Il pouvait présenter un bilan économique qui était tout à fait acceptable, il y a quelques mois. C'est beaucoup plus compliqué pour le président de se présenter devant les Américains, aujourd'hui, avec sa gestion du coronavirus et avec le taux de chômage important que beaucoup lui imputent.

Ses électeurs sont-ils malgré tout plutôt satisfaits de ses quatre années à la tête des Etats-Unis ?
Les fans de Donald Trump - c'est-à-dire cet électorat blanc, masculin, un peu revanchard de l'élection de Barack Obama et qui vote sur des questions identitaires - restent de fervents partisans du président. Comme on a pu le voir au moment de sa maladie. Des gens sont venus de tout le pays autour de la Maison-Blanche pour le soutenir. La question c'est de savoir combien ils seront le 3 novembre et s'ils constitueront une majorité d'Américains.
Pensez-vous que l’omniprésence de Trump sur les réseaux sociaux et son franc-parler plaisent à la population américaine ?
L'historien que je suis racontera aux futurs étudiants qu'il y a eu Roosevelt président de la radio, Kennedy président de la télévision et Donald Trump président du tweet. Ce sont des présidents qui, pour la première fois, ont utilisé politiquement ces médias. Donald Trump a imposé une nouvelle manière de faire de la politique en communiquant par le tweet. Ça plait à certains, ça déplait à d'autres. En politique étrangère, par exemple, on a parlé d'une ère post-diplomatique. Les diplomates ne savent pas à quel saint se vouer. Le président s'adresse directement au maire de Londres, à Emmanuel Macron, à Angela Merkel,... C'est très compliqué pour un diplomate de s'y retrouver dans cette ère où le président adresse ses messages directement, sans prendre de pincettes.
On parlait également de Barack Obama comme le président des réseaux sociaux... On a dit à tort d'Obama qu'il était le premier président des réseaux sociaux. Mais ce n'est pas le cas. Il était le premier président à essayer d'utiliser les réseaux sociaux avec des équipes. Il y avait une finesse, une pertinence et un travail autour de ça. Mais ce qui montre que ce n'était pas le premier président des réseaux sociaux, c'est qu'à un moment donné, il a été obligé d'expliquer que ce n'était pas vraiment lui qui s'exprimait et que, quand ça serait le cas, il le mentionnerait. Cela prouve que ce n'était pas naturel, même si les publications étaient souvent très bien faites et ont fait rire beaucoup de monde. Donald Trump s'adonne lui à une véritable utilisation du réseau social dans toute sa splendeur. Il communique de manière directe sans devoir indiquer que c'est lui qui prend la parole, il ne s'excuse pas s'il fait des fautes d'orthographe et il dit ce qu'il pense. C'est vraiment le premier président de Twitter.
Quels types de candidats sont Trump et Biden ?
Ce qu'on peut retenir de Donald Trump, c'est qu'il est sorti de l'hôpital comme il y est entré. On se demandait si on allait voir par la suite un candidat plus humble et plus présidentiel. Mais pas le moins du monde... Sa stratégie reste la même, c'est-à-dire faire du Trump. Il a conservé le même comportement, la même volonté de se montrer anti-establishment. Du côté de Biden, l'accent est mis sur la décence politique. Il aspire à un retour à une politique plus respectueuse selon les uns, plus ennuyeuse selon les autres. Il est aussi le symbole d'un retour de l'establishment selon les uns, d'un retour au respect d'une institution selon les autres.
La procédure de destitution à l’égard de Donald Trump semble lointaine désormais. Pensez-vous qu’elle a tout de même laissé des traces ?
Aucune. On dit souvent qu'une semaine c'est long en politique. A l'heure des réseaux sociaux, ce qui sera le plus important, c'est la dernière impression que les Américains auront avant de voter.
Trump a refusé de s’engager à un transfert pacifique de pouvoir. Que pourrait-il se passer s’il venait à perdre les élections ?
Il y a un cocktail un peu inquiétant composé de trois aspects. Premièrement, le vote par correspondance suscite de vives interrogations, notamment au niveau du dépouillement. On se demande ce qui va se passer, si on va avoir une Amérique un peu rouge, si l'on compte d'abord les votes des Républicains, mais qui va ensuite devenir bleue au fil des semaines après la prise en compte des voix des Démocrates. Deuxièmement, il y a des craintes quant à un Donald Trump mauvais perdant qui, contrairement à Al Gore en 2000, refuserait de reconnaître sa défaite. Troisièmement, la Cour suprême à majorité républicaine avec la juge Barrett qui serait confirmée serait favorable à Donald Trump - même s'il s'agit d'une institution sérieuse qui n'est pas censée prendre fait et cause pour un président qui aurait perdu. Donc, en conclusion, si l'élection se joue dans un mouchoir de poche, cela risque de poser des problèmes pendant des semaines. On peut penser qu'on n'aura pas affaire à un jour électoral mais à des semaines électorales. Par contre, si l'écart se confirme de 10 points, on s'acheminerait vers une victoire très nette des Démocrates et, dans ce cas-là, les institutions seront beaucoup plus fortes que la volonté d'un homme, fut-il le président des Etats-Unis.