La famille ouïghoure livrée à la police chinoise est désespérée
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/231bf662-c2aa-4e59-98ee-8d8259bb81a1.png)
- Publié le 28-09-2019 à 18h23
- Mis à jour le 28-09-2019 à 19h12
:focal(1275x858:1285x848)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/HKBQLEH3RVCBNDAEGLE72ZAY5M.jpg)
Une doctorante allemande a réussi à faire ce que les deux diplomates belges envoyés par Didier Reynders n’ont pas pu ou su faire : discuter pendant deux heures avec Wureyetiguli Abula dans son appartement d’Urumqi, au Xinjiang.
Hanna Burdorf est entrée dans l’immeuble (par la porte de sortie), pendant que le garde discutait en fumant une cigarette, elle a vérifié qu’elle n’était pas suivie, gravi cinq étages et frappé à la porte de la mère de famille ouïghoure, qui avait été livrée à la police chinoise par l’ambassade de Belgique à Pékin dans la nuit du 29 mai.
Les diplomates belges avaient "pu constater" en juillet dernier "que la femme et les enfants (étaient) en bonne santé", avait-on affirmé au ministère des Affaires étrangères à l’issue de leur mission au Xinjiang. Ils n’avaient pourtant pas pu rencontrer la famille, "faute d’autorisation des autorités chinoises". Hanna Burdorf, elle, a trouvé une femme malade, apeurée et désespérée, qui redoute d’être abandonnée et oubliée. "Elle vit sous une très grosse pression psychologique qui entraîne des problèmes physiques", raconte la chercheuse allemande. "Toutes les deux minutes, elle fond en larmes, elle est très fragile, elle a très peur d’être séparée de ses quatre enfants." Elle ne peut de surcroît compter sur aucun soutien : "elle est toute seule, personne ne lui rend visite, sa famille et ses amis ont peur". Seul son beau-frère, libéré de camp cet été, est passé la voir le 22 septembre.
Dangereux voyage à Pékin
Wureyetiguli Abula et ses quatre enfants mineurs s’étaient présentés au consulat de Belgique à Pékin en vue de compléter un dossier de regroupement familial avec le mari et père, Ablimit Tursun, réfugié à Gand. "Si vous voulez connaître le fond de ma pensée, je considère que la famille n’aurait pas dû se retrouver à Pékin. Je ne sais pas pourquoi la démarche a été entreprise, alors qu’on ne pouvait pas régler le problème ce jour-là", a déclaré M. Reynders le 27 septembre, interrogé par les membres de la commission des Relations extérieures de la Chambre. "Nous l’avons invitée à compléter son dossier, mais pas à se présenter en personne à l’ambassade", précisent les Affaires étrangères. Mais, comme nous l’explique Ablimit Tursun, l’obtention des certificats médicaux requis nécessitait de se rendre dans un centre agréé par la Belgique. "Il n’y en a pas au Xinjiang." La famille s’est donc rendue dans la capitale malgré le danger et, une fois les certificats récupérés, les a déposés directement à l’ambassade, histoire de ne plus perdre de temps. "N’importe qui aurait fait pareil. L’hôpital est très proche de l’ambassade belge et l’employée du consulat belge, chinoise, avait dit à ma femme qu’il fallait se dépêcher car la procédure allait expirer. On a placé tous nos espoirs dans ce séjour à Pékin et dans la possibilité de recevoir très rapidement les documents de regroupement familial."
Lorsque le personnel de l’ambassade lui a conseillé de rentrer au Xinjiang pour attendre la décision finale de l’Office des étrangers, la maman, qui avait été soumise à interrogatoire policier deux fois depuis son arrivée à Pékin, a été prise de panique. Elle a demandé la protection belge, pour elle et ses enfants, en attendant la délivrance des visas et refusé de quitter les lieux. Mais "il est impossible de demander l’asile auprès de nos ambassades", a affirmé M. Reynders aux parlementaires belges, pour justifier le choix "difficile" de les faire évacuer par la police chinoise. "La décision a été prise conjointement par Bruxelles et le poste" de Pékin. "Il s’agissait pour l’ambassade de se demander, en contactant les services à Bruxelles, quelle était la meilleure solution possible dans l’intérêt de la famille", a précisé le ministre, sans dire si lui-même y avait donné son aval. "Il fallait choisir entre permettre un long sit-in à notre ambassade, après quoi les autorités chinoises n’auraient jamais délivré de document de sortie à ces personnes, ou bien les renvoyer de l’ambassade en étroite consultation avec les autorités chinoises, puis les aider à obtenir des passeports des mêmes autorités." Depuis, a-t-il toutefois concédé, "la discussion pour obtenir les documents de transport - les passeports - reste particulièrement difficile".
"La Chine se sent en supériorité", constate Ablimit Tursun. Si, au lieu de livrer sa femme et ses enfants à la police, "l’ambassade les avait raccompagnés à l’hôtel, les autorités chinoises auraient compris que c’était un sujet pour la Belgique. C’est ce que j’ai essayé de proposer au téléphone à un diplomate de l’ambassade belge, mais il n’arrêtait pas de répéter, comme une machine, que l’ambassade n’était pas un hôtel."
Mission princière en vue
Aujourd’hui, sa famille vit sous forte pression à son domicile de la ville d’Urumqi. La police a soumis Mme Abula à interrogatoire, l’a menacée, elle a fouillé l’appartement, confisqué le matériel électronique, tenté de lui faire signer une confession selon laquelle elle avait porté atteinte à la sécurité nationale. Les policiers se sont même un temps installés dans l’appartement voisin (vide depuis que sa propriétaire a été envoyée en camp).
Mme Abula ne peut pas circuler librement et, tous les jours, "elle reçoit la visite de membres du comité de quartier qui viennent lui laver le cerveau pendant une heure ou deux", explique son époux. "Ils lui disent que le gouvernement chinois est bon, que si je ne reviens pas c’est que je m’en fiche, que, vivant dans un monde dépravé, j’ai sans doute trouvé une autre femme. Même si elle sait que ce n’est pas vrai, elle est obligée d’écouter leur monologue tous les jours, elle devient folle…", soupire Ablimit Tursun. "Les derniers mois ont été horribles pour elle", confirme Hanna Burdorf. "Elle n’ose plus rien faire. Ce qu’elle a vécu l’a détruite."
Reste-t-il un espoir ? "Je rappelle qu’une mission économique importante sera organisée en novembre" en Chine, sous la présidence de la princesse Astrid, et, "à cette occasion, je demanderai que de tels cas soient évoqués à nouveau", a assuré M. Reynders, en partance pour la Commission européenne. "Sans pression diplomatique belge sur la Chine, ma famille ne sortira jamais", s’inquiète Ablimit Tursun, redoutant que la question ne soit guère évoquée lors de cette mission princière. "Si cela avait été un sujet de conversation sérieux entre l’État chinois et l’État belge, ma famille serait peut-être déjà là."