Gulbahar Haitiwaji, de retour de l’enfer des camps de rééducation chinois: "J’ai été emportée dans le tourbillon fou de la Chine"
Gulbahar Haitiwaji, ingénieure ouïghoure, a été envoyée en prison et en camp de rééducation au Xinjiang. Pour rien. Libérée, elle livre un témoignage de première main, malgré les risques encourus.
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- Publié le 30-01-2021 à 16h33
- Mis à jour le 18-03-2021 à 20h35
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Comment, à ceux qui l’aiment, raconter les chaînes aux pieds et aux poignets, la cagoule puante sur la tête, le bourrage de crâne, la malnutrition, la violence des policiers, les centaines d’heures d’interrogatoire, les injections d’on-ne-sait-quoi, le défilé de zombies aux visages cernés ? Gulbahar Haitiwaji est originaire du Xinjiang, la grande région de l’ouest de la Chine où les autorités communistes ont mis en place une politique de répression massive visant à "rééduquer" les Ouïghours, à les assimiler à la population dominante, à les acculturer. En ce 21 août 2019, elle vole vers la France, où l’attendent son mari, Kerim, et leurs filles, Gulhumar et Gulnigar. Elle ne les a plus vus depuis près de trois ans, piégée par la Chine, emprisonnée, envoyée dans un camp de rééducation, condamnée en neuf minutes, contrainte de signer de faux aveux, réduite à un numéro, le 9. "Par quoi faudra-t-il commencer ?", se demande-t-elle, alors que son avion approche de Paris, là où elle vivait tranquillement depuis dix ans avant son arrestation. Comment mettre des mots sur ces mois, ces années d’indicibles souffrances ? "‘Voulez-vous que je vous raconte ce qu’il m’est arrivé ?’ Oui, peut-être que je pourrais entamer mon récit ainsi."
"Laisser une trace"
Gulbahar Haitiwaji, 54 ans, a retrouvé sa famille, son appartement de Boulogne-Billancourt, elle a renoué avec sa vie d’avant. Sauf que rien ne sera plus jamais comme avant. Pour s’en faire une idée, il faut lire le récit de ses années de calvaire, Rescapée du goulag chinois (Équateurs), qu’elle vient de publier avec la journaliste Rozenn Morgat.
Son histoire, elle l’avait déjà racontée au Quai d’Orsay et à des organisations de défense des droits de l’homme, mais sans que son nom n'apparaisse publiquement. Et puis "je me suis dit qu’un livre permettrait de laisser une trace, d’être utile". Les témoignages directs de revenants des camps sont extrêmement rares et laconiques. Les personnes libérées, brisées, sont réduites au silence en Chine ; celles qui ont pu partir pour l’étranger redoutent les conséquences de leur témoignage sur leur famille restée au pays. Gulbahar est de celles-là. Elle pensait d’abord se raconter anonymement, "mais on allait de toute façon me reconnaître dès les premières pages", nous dit-elle en ouïghour, traduite par sa fille Gulhumar. "Je raconte juste ce que j’ai vécu, sans exagérer, ni insulter personne. Alors pourquoi ne pas le raconter publiquement ?"

Derrière l’écran de son téléphone, elle répond aux questions, elle s’anime, sourit aussi. Ses yeux pétillants ne sont pas restés en enfer.
Le piège
Gulbahar et Kerim étaient ingénieurs dans une compagnie pétrolière de Karamay. Fatigués des "petites intrusions" et des "grandes discriminations" envers les Ouïghours, des invitations à "prendre le thé" au commissariat de police, des contrôles, des arrestations, "de l’impossibilité de construire un avenir serein chez (eux)", ils décident de quitter la Chine, même si cela implique de tout recommencer à zéro. Contrairement à son mari, Gulbahar garde la nationalité chinoise : rompre le lien avec sa terre, ses racines, sa mère et ses sœurs, elle ne peut s’y résoudre.
Elle vivait en France depuis dix ans quand, un matin de novembre 2016, Gulbahar reçoit un étrange appel en provenance du Xinjiang : un employé de son ancienne entreprise lui demande de venir à Karamay pour signer "des papiers en vue de (sa) retraite anticipée". Impossible de faire cela par procuration, lui assure-t-il. Chen Quanguo, le maître d’œuvre de la répression au Xinjiang, venait d’y être nommé secrétaire du Parti communiste chinois, Kerim et Gulbahar mariaient leur fille aînée en France, on ne parlait pas encore de camps de rééducation. Elle s’envole pour le Xinjiang - deux semaines, pas plus.
Mais, dans les bureaux de la Compagnie du pétrole, le 30 novembre 2016, elle est menottée. Un policier lui plaque une photo sous le nez: sa fille Gulhumar, un drapeau bleu et blanc miniature dans la main, à la fin d’une des seules manifestations dénonçant la répression chinoise au Xinjiang à laquelle elle ait jamais été. "Ta fille est une terroriste", lui assène-t-il.
Gulbahar est envoyée en prison, dans une cellule aux néons allumés jour et nuit, surveillée par des caméras et où, indique le règlement, "il est interdit de parler ouïghour", "il est interdit de prier", "il est interdit d’entamer une grève de la faim", etc. Et si "obtenir un avocat pour sa défense" fait partie des "droits", elle n’en verra jamais l’ombre d’un seul, même de loin. Elle est là pour "troubles à l’ordre public en réunion", paraît-il. Ses codétenues, jusqu’à une petite trentaine, sont accusées d’être allées à La Mecque, d’avoir vendu des CD religieux, participé à un mariage sans alcool ou fêté l’anniversaire d’une amie qui porte le voile. Les musulmans ne sont pas seuls ciblés: des chrétiens et des athées aussi. Le 1er avril 2017, elle ignore pourquoi, elle est punie: un garde attache ses chaînes aux barreaux du lit. Une compagne de cellule l’aide à faire ses besoins. Cela durera 20 jours.
Changement de décor deux mois plus tard, Gulbahar est transférée dans un camp "gigantesque", à Baijiantan. "C’est une certitude, ce camp vient de sortir de terre. Tout y est neuf. L’odeur de la peinture qui s’échappe des murs immaculés nous le rappelle partout." Sans le savoir, elle figure parmi les premières à expérimenter ce nouveau type de supplice qui se répandra dans la région. Les exercices militaires harassants, les insultes, les gifles, le chantage des professeurs, des policiers ou des surveillants, les repas indigestes, les punitions qui tombent quand elles ferment les yeux, soupçonnées de prier: les détenues sont détruites. "Tous les jours, je découvre de nouveaux visages de zombies aux paupières lourdes." Il y a même Dilnur, sa voisine de Karamay, "une dame sans histoires". "Vont-ils arrêter toute la population ouïghoure de la ville ?"
Merci, merci, merci
La formation militaire terminée, ce sont les cours qui l’abrutissent. Onze heures par jour, dans des classes sans fenêtre, sans savoir quand tout cela prendra fin. "Au bout de quelques jours, j’ai réellement compris le sens de l’expression ‘bourrage de crâne’." Elle est contrainte de remercier "notre grand pays", "notre parti", "notre cher président Xi Jinping". "Assimiler les leçons et les recracher mobilisent mon temps et mon énergie, à tel point qu’il ne m’en reste plus pour penser", relate Gulbahar dans son livre. "Vous êtes des criminelles. Avouez vos crimes et vous serez pardonnées par le parti. Alors, on vous libérera", leur répète-t-on. Mais avouer quoi ? "La ritournelle incessante des surveillants et des professeurs fait ployer nos corps, tant et si bien que la mécanique implacable du lavage de cerveau finit par pénétrer nos esprits les plus imperméables et téméraires."
Ses bourreaux sont hans, et ouïghours aussi. Des policiers, une tutrice, une enseignante. "Une femme de notre propre ethnie nous apprend à devenir chinoises. Je me demande ce qu’elle pense de tout ça." Assise à la table de son salon de Boulogne, Gulbahar nous l’assure aujourd’hui : "Je n’ai rien contre ces personnes, elles sont aussi victimes de ce système. Si elles ne font pas ce qu’on leur demande, elles seront envoyées dans un camp."
Au dehors, la répression s’intensifie. Aux interdictions de porter la barbe et le foulard, de donner un prénom ouïghour à son enfant, d’utiliser WhatsApp, de communiquer avec ses proches à l’étranger, de prendre part à des cérémonies religieuses traditionnelles s’ajoute la collecte de l’ADN, des empreintes digitales, des images de l’iris et du groupe sanguin de millions d’habitants. Des Hans s’invitent dans les familles ouïghoures pour les observer, les mariages mixtes sont encouragés financièrement. "Le Xinjiang ne se compte plus en citoyens, mais en suspects."
Dans le camp, les détenues sont piquées de force - des vaccins, leur dit-on. "Beaucoup m’ont confié, honteuses, ne plus avoir leurs règles." Une "pensée terrible" commence à "germer" en elle : "Sont-ils en train de nous stériliser ?" Et que leur injecte-t-on d’autre ? "Un vaccin ou bien un poison qui nous fait perdre la mémoire ?" "Car toutes, nous perdons nos souvenirs." Or, "sans nos souvenirs, nous ne sommes plus que des détenues. Des femmes sans noms, sans histoires. Des ‘terroristes’, des ‘criminelles’ comme ils disent. Oui, sans nos souvenirs, nous sommes comme mortes".
Un procès expédié en neuf minutes
Quelque temps plus tard, Gulbahar est transférée à nouveau, dans un camp plus vaste encore. "Nous sommes plus de cinq cents femmes ici !" C’est là qu’elle est jugée, le 23 novembre 2018, par des hommes en treillis au cours d’un procès, sans avocat, qui ne dure que neuf minutes. "Cela nous sautait aux yeux, il n’était pas question d’être jugées pour nos actes mais condamnées d’office pour ce que nous sommes : des Ouïghoures." Verdict: sept ans de camp de rééducation.
En France, sa fille Gulhumar se démène sans relâche, elle apparaît à la télévision, organise une campagne sur les réseaux sociaux, fait circuler une pétition, tandis que Paris soulève son cas auprès de Pékin au plus haut niveau. Et cela paie.

Le 12 mars 2019, un garde annonce à Gulbahar sa libération. Elle ne ressent rien, reste sur sa couchette, dos à lui. Ses émotions humaines s’en étaient allées. "On nous a demandé de renier ce que nous étions. De cracher sur nos traditions. De critiquer notre langue. D’insulter notre peuple. Celles comme moi qui sortent des camps ne savent plus qui elles sont. Ce sont des ombres, des âmes mortes. On m’a fait croire que nous, les Haitiwaji, étions des terroristes. J’étais si loin, si seule, si épuisée, que j’ai presque fini par y croire."
Libre, elle ne l’est cependant pas encore vraiment : elle est placée en résidence surveillée, avec onze policiers pour s’occuper d’elle, puis en liberté conditionnelle. Ses derniers mois en Chine - elle ne le sait pas encore - serviront à lui faire enregistrer des aveux, à se repentir, à dénoncer les soi-disant crimes commis par son mari et ses filles, à soutirer des renseignements à sa famille au cours de coups de fil téléguidés, à enjoindre à Kerim et Gulhumar de faire disparaître toutes les traces de l’affaire sur les réseaux sociaux. Ils permettront aussi aux autorités de la remplumer et de lui redonner allure humaine avant de la renvoyer en France.
"J’ai été emportée, comme des milliers d’autres, dans le tourbillon fou de la Chine", écrit-elle. "Pendant deux ans, tous autour de moi - policiers, surveillants, professeurs, tuteurs - ont tenté de me faire croire à ce vaste mensonge sans lequel la Chine ne pourrait justifier son projet de rééducation : les Ouïghours sont des terroristes et donc moi, Gulbahar, parce que je suis une Ouïghoure exilée en France, je suis une terroriste." Et puis, le 2 août 2019, un juge de Karamay prononce son innocence. "Qui étaient tous ces fous qui un jour vous disent que vous devez payer ‘vos crimes’ durant sept ans de goulag, et le lendemain vous libèrent d’un ton monocorde ? Je n’ai pas entendu d’excuses, ni de mention d’un dédommagement quelconque venant compenser les trois ans de ma vie volés, ces années où l’on m’avait réduite à moins qu’une femme."
De retour à Paris, le bonheur des retrouvailles familiales s’accompagne d’un goût amer. Ses amies évitent de lui rendre visite, la communauté ouïghoure se méfie - pourquoi aurait-elle été libérée si ce n’est pour collaborer ?, se dit-on. Gulbahar doit aussi vivre avec les séquelles de sa détention: les néons allumés 24 h/24 ont affecté sa vue, elle souffre de douleurs articulaires et d’un bras qui se bloque, elle fait des crises d’angoisse pendant la nuit et sursaute au moindre mouvement près d’elle.
La Chine s’est rappelée à la famille, en plus. Kerim a récemment reçu deux appels de l’ambassade à Paris lui demandant de venir y chercher un colis. Et, le jour de sortie du livre de son épouse, un de ses anciens collègues de Karamay a essayé de le contacter via le réseau WeChat. Il n’a pas répondu. Les Ouïghours de l’étranger connaissent bien ce genre d’appels, ils n’annoncent jamais de bonnes nouvelles.