L’Inde est engloutie par la deuxième vague: les patients supplient pour avoir de l’oxygène, les crématoriums tournent à plein régime
Des citoyens et des ONG tentent de prendre le relais.
Publié le 25-04-2021 à 19h44 - Mis à jour le 14-05-2021 à 18h22
L’information s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. La Hemkunt Foundation, une ONG basée à Gurgaon, dans la banlieue de Delhi, vient de publier un message sur Twitter en ce jeudi matin. "Deuxième distribution de bouteilles d’oxygène aujourd’hui à 15 h 30 dans nos bureaux. Priorité sera donnée aux patients dont le niveau d’oxygène est inférieur à 88." Il est à peine 15 h. Quarante personnes font déjà la queue devant le portail d’une maison coincée dans une impasse. "Restez dans la file", s’époumone un volontaire. Une vieille dame en chemisier rouge supplie en tendant son téléphone : "Monsieur, regardez, il est à 84."
La bouteille d’oxygène est une denrée rare dans la capitale indienne. Les hôpitaux sont débordés. Faute de lits, des malades sont forcés de rester chez eux pour se soigner, ou pour mourir. Certains, sous assistance respiratoire, ont besoin d’oxygène. Simar Singh, un jeune sikh mince comme un câble, est venu chercher une bonbonne pour un malade de son quartier. Il habite dans l’est de New Delhi et il décrit une scène de fin du monde : "On est à court de médicaments et d’oxygène. Il ne reste que le marché noir."
Le marché noir, c’est là que la Hemkunt Foundation a trouvé les 150 bouteilles qu’elle distribue aujourd’hui. Son directeur, Harteerath Singh, n’est pas peu fier de la débrouillardise de ses équipes. "Nos donateurs sont des industriels et ils utilisent leur carnet d’adresses pour nous mettre en relation avec des fabricants." La marchandise se vend à prix d’or. "Une bouteille comme celles que l’on donne coûte entre 3 000 et 5 000 roupies. Avec la pénurie, les tarifs grimpent à 16 000 (179 euros)", raconte Jaipee Singh, un employé de l’ONG.
Au bord du gouffre
Le budget fédéral a consacré 1 % des dépenses au secteur médical et à la santé publique l’an dernier. Du coup, le système hospitalier est au bord du gouffre, forçant la population à s’entraider. Les réseaux sociaux abondent de services gratuits ou à prix coûtant pour livrer un repas aux malades. "J’ai commencé à proposer mon aide aujourd’hui et j’ai déjà reçu dix-sept commandes que je facture entre 150 et 250 roupies (moins de 3 euros)", confie Ishan Raina, un chef cuisinier de 23 ans installé dans l’est de la capitale. Le temple sikh de Bangla Sahib, à Delhi, affirme livrer 20 000 repas gratuits par jour.
Les sociétés d’ambulances aussi sont dépassées. Trois étudiants en école d’ingénieur ont mis en place un transport à prix coûtant à Bombay, Delhi, Bangalore et Pune baptisé HelpNow. "On reçoit entre 500 et 600 appels par jour pour des transferts à l’hôpital, au cimetière ou au crématorium, témoigne Shikhar Agrawal, le cofondateur de l’ONG. Les gens n’appellent pas seulement pour une ambulance. Ils demandent si on peut trouver de l’oxygène ou un lit."
L’illusion de l’immunité collective
Cet effacement des pouvoirs publics est d’autant plus incroyable que la seconde vague monte depuis presque deux mois. En outre, l’Inde avait connu une première vague entre juin et novembre 2020 qui, d’après le ministère de la Santé, avait tué 137 000 personnes, soit 100 morts par million d’habitants, un ratio 14 fois inférieur à la Belgique. De là est née l’illusion que le pays avait atteint l’immunité collective. Un mythe que Ramanan Laxminarayan, directeur du Center for Disease Dynamics, Economics&Policy, un institut de recherche basé à Delhi et Washington, ne cessait de réfuter depuis des mois : "Toutes les études de séroprévalence réalisées avant la deuxième vague montraient que les autorités n’avaient détecté qu’un cas sur 20 à 50. Si une personne atteinte du Covid meurt d’une crise cardiaque, le décès n’est pas attribué au virus parce que le patient n’a pas été testé."
Ce sentiment d’invulnérabilité a conduit la Commission électorale à maintenir les élections législatives régionales dans cinq États au printemps, et notamment au Bengale-Occidental.
Au crématorium
La vaccination n’a couvert que 10 % de la population et ne suffit pas à freiner la mortalité. Celle-ci a doublé en neuf jours pour atteindre 2 767 décès par jour le 25 avril, un chiffre sous-évalué vu le manque de tests. Le crématorium de Nigambodh Ghat, niché sur les bords du fleuve Yamuna à New Delhi, illustre le gouffre entre les statistiques et la réalité.
Ici, les bûchers funéraires consument plus d’une centaine de cadavres au quotidien. L’odeur de chair brûlée qui flotte dans l’air colle aux vêtements. Quelques cadavres enveloppés d’un linceul et d’un collier de fleurs patientent, posés sur un brancard en bois à même le sol. Les porteurs courent dans tous les sens, poussant des charrettes remplies de bûches découpées à la va-vite au son des corbeaux qui croassent sans arrêt. Un gigantesque porche en fer couvre une dalle de béton où sont aménagés une quarantaine d’emplacements rectangulaires creusés dans le sol. La plupart débordent de cendres. Il y a eu tellement de crémations que les employés n’ont pas eu le temps de nettoyer.