Avec "Central Vista", l’Inde réécrit son histoire : un chantier pharaonique qui divise
Le gouvernement nationaliste hindou réaménage le quartier qui abrite le Parlement et les ministères à New Delhi. Un chantier pharaonique à 2 milliards d’euros. Tout est pensé pour renvoyer une image de grande puissance. Quitte à diviser l’opinion.
Publié le 18-06-2021 à 18h24 - Mis à jour le 20-06-2021 à 19h40
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Le dimanche est d’ordinaire la seule journée de la semaine où un brin d’accalmie flotte sur la capitale indienne. Les habitants en profitent pour flâner sur les pelouses qui bordent l’avenue du Roi, entre la résidence du président de la République et la Porte de l’Inde, un monument qui n’est pas sans rappeler l’Arc de triomphe à Paris.
Mais, en cet après-midi de juin, des barricades de police bloquent l’avenue du Roi qui est couverte de boue et de poussière. D’énormes monticules de terre ont englouti les pelouses et masquent des trous béants où des ouvriers casqués s’affairent à poser un réseau de tuyaux. Les vendeurs de glace et les touristes ont disparu. Un vigile en béret rouge repousse les badauds à coups de sifflet en agitant sa main. Les travaux, menés tambour battant sept jours sur sept, malgré le Covid, font partie d’un vaste chantier de réaménagement du quartier "Central Vista". Cette zone de 400 hectares au cœur de New Delhi abrite plus d’une trentaine de bâtiments gouvernementaux et culturels : Parlement, présidence, ministères, musées, Archives nationales…
Le projet piloté par le ministère des Affaires urbaines est titanesque : il s’agit de construire un nouveau Parlement d’ici à 2022 pour marquer le 75e anniversaire de l’indépendance. En outre, dix bâtiments sortiront de terre d’ici à mars 2024 pour regrouper la plupart des 70 000 fonctionnaires fédéraux qui travaillent dans 47 immeubles éparpillés dans la capitale. Une résidence pour le Premier ministre et une pour le vice-président verront également le jour d’ici à décembre 2022. Coût total du projet : 200 milliards de roupies (2,2 milliards d’euros).
Des infrastructures dépassées
L’idée d’un réaménagement de ce quartier symbole du pouvoir central n’est pas nouvelle. En 2012, la présidente de la chambre basse du Parlement, à l’époque dominée par le parti du Congrès, plaidait déjà pour un nouvel édifice : les deux chambres abritent 790 députés et sénateurs. Après 2026, la loi imposera d’augmenter le nombre de parlementaires pour tenir compte de la croissance démographique indienne. Le manque d’espace se fait aussi sentir dans certains ministères. "Ils sont allés jusqu’à convertir des couloirs en bureau et des climatiseurs ont été installés dans les cours intérieures", observe Arun Rewal, un architecte qui a visité les lieux au moment de l’appel d’offres.
L’anecdote en dit long sur l’essoufflement des infrastructures bureaucratiques et urbaines en Inde, dépassées par la surpopulation des grandes villes. Le quartier "Central Vista" a été conçu et aménagé par les architectes britanniques Edwin Lutyens et Herbert Baker à partir de 1913 jusque dans les années 1930. Après l’indépendance, le gouvernement de Nehru y fit construire de nouveaux ministères qui montrèrent très vite leur limite. "Dans les années 1980, on parlait même d’aménager une nouvelle capitale dans le centre du pays", se souvient Arun Rewal.
L’exigence de modernisation du pouvoir fédéral a offert au Premier ministre Narendra Modi une occasion de rompre avec le passé et d’écrire une nouvelle page, la plus grandiose possible, de l’Histoire. "Il s’est impliqué dans la genèse du projet à partir de 2015 et il a donné son feu vert trois ans plus tard", affirme Prafulla Ketkar, le rédacteur en chef de la revue Organiser, un hebdomadaire fondamentaliste hindou proche du pouvoir.
Table rase
L’appel d’offres dévoilé en septembre 2019 demandait aux candidats "un plan directeur pour tout le quartier ‘Central Vista’ qui représente les valeurs et les aspirations d’une Inde nouvelle", ajoutant que "les nouveaux bâtiments devront être emblématiques et constituer un héritage pour les 150 à 200 prochaines années au moins".
Soucieux de faire table rase, le plan du cabinet d’architecte HCP, qui a été désigné, prévoit de détruire une quinzaine d’édifices construits par le gouvernement de la famille Nehru-Gandhi : les ministères, le Musée national édifié en 1960, l’Indira Gandhi National Center for the Arts inauguré par le Premier ministre Rajiv Gandhi en 1985… "Ces bâtiments symbolisent le passé socialiste de l’Inde, et une époque sans esthétisme où l’économie était engluée dans les pénuries", expliquait début juin le magazine Organiser. "Je veux montrer à travers cette architecture que l’Inde est résolue à résoudre ses problèmes en se modernisant, qu’elle respecte la tradition sans en être otage", justifie Bimal Patel, le directeur de HCP.
L’actuel Parlement sera converti en musée. Il reposera à l’ombre d’un nouveau siège pour la législature. La maquette laisse voir un édifice triangulaire à colonnades en pierre rose qui accueillera 1 272 parlementaires. Ce gigantisme se retrouve aussi dans la future résidence du Premier ministre qui hébergera dix immeubles de quatre étages.
Une image de grande puissance
La nature grandiose du projet "Central Vista" vise à renvoyer une image de grande puissance pour susciter, dans la population et aux yeux du monde, un mélange de fierté et d’admiration. "Plusieurs démocraties européennes bien moins peuplées que l’Inde ont construit des structures massives et impressionnantes pour héberger leur Parlement", a fait valoir Ram Madhav, membre du conseil exécutif du RSS, organisation considérée comme le cœur idéologique de la mouvance fondamentaliste hindoue. Bimal Patel a déploré publiquement le retard pris par l’Inde en matière de construction par rapport au rival chinois : "Nous déplorons toujours les délais interminables pour achever nos infrastructures […] alors qu’en Chine ils construisent un étage par jour."
Du coup, le ministère des Affaires urbaines a opté pour une procédure accélérée. "Un programme de cette nature suppose de multiples études préliminaires pour évaluer les besoins. Le gouvernement prépare un rapport de synthèse puis lance un concours international piloté par un jury d’architectes. Le Centre Pompidou et le réaménagement des abords de Notre-Dame à Paris, l’aménagement du quartier du Parlement à Ottawa ont fait l’objet d’une compétition de ce genre", souligne l’architecte Narayan Moorthy, qui ajoute : "Or l’appel d’offres a été publié dans la presse locale, puis attribué en cinq semaines. Le Parlement n’a même pas été consulté."
Si les premières phases du projet ont été approuvées par quatre comités de protection de l’urbanisme et de l’environnement, le point de vue des architectes qui y siègent a parfois été ignoré. L’architecte Balbir Verma fait partie depuis dix ans du comité du quartier "Central Vista" censé préserver le patrimoine historique de cette zone. "Le vote a eu lieu en avril 2020, en pleine pandémie. Aucun expert indépendant n’a pu venir à cause du confinement. Du coup, seuls des fonctionnaires ont voté alors que c’était la première fois qu’on examinait un chantier de cette ampleur."
Engorgement et pollution
L’absence de concertation a déclenché une polémique orageuse qui divise un peu plus une opinion publique fracturée depuis plusieurs années entre pro et anti-Modi. La Haute Cour de Delhi et la Cour suprême ont été saisies à quatre reprises par des opposants au projet. La presse libérale et des politiciens fustigent un chantier "mégalomaniaque". L’architecte Anish Kapoor a traité Modi de "taliban hindou". Alors que soixante hauts fonctionnaires à la retraite ont rédigé une lettre ouverte pour demander une pause, le ministre des Affaires urbaines a rétorqué le 1er juin qu’ils étaient "la honte de la nation".
Au milieu de ce concert acrimonieux, certains experts tentent d’entrevoir les conséquences à long terme sur l’urbanisme et la pollution dans la capitale. Un rapport du cabinet Tata Consulting Engineers a estimé qu’il faudrait élargir plusieurs avenues jusqu’à six à huit voies pour faciliter l’afflux des bureaucrates et des touristes. "Nous entassons toujours plus de véhicules dans les rues. Avec le projet ‘Central Vista’, on risque l’engorgement", s’inquiète le naturaliste Pradip Krishen, qui conseille l’un des comités en charge du projet. De quoi détériorer la qualité de l’air alors que, selon une étude de la société suisse IQAir publiée en mars, New Delhi est la capitale la plus polluée du monde.