"Dans ce camp chinois, c'est comme si mon frère était devenu un fantôme. Mes parents ne l'ont même pas reconnu"
D'après Rayhan Asat, "le gouvernement chinois veut tuer le peuple ouïghour à petit feu".
Publié le 17-07-2021 à 11h47 - Mis à jour le 22-04-2022 à 15h41
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Il y a cinq ans, en avril 2016 plus précisément, Ekpar Asat a disparu du jour au lendemain. Le jeune ouïghour, minorité turcophone et musulmane en Chine, rentrait dans la province du Xinjiang après un séjour aux Etats-Unis durant lequel il avait participé à programme prestigieux destiné à former les futurs leaders de la planète. Pendant des mois, ses proches n'ont pas eu de nouvelles, jusqu'à ce qu'ils apprennent sa condamnation à 15 ans d'enfermement et son internement dans un camp chinois. Depuis, sa grande sœur, diplômée d'Harvard, se bat pour crier sa rage et faire libérer son frère. Comme lui, un million d'Ouïghours seraient, aujourd'hui, enfermés en raison de leur ethnicité. Rayhan Asat, avocate spécialiste dans les droits de l'Homme, est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
Votre frère Ekpar était venu aux États-Unis, comme 5000 citoyens étrangers chaque année, pour participer à l'International Visitor Leadership Program, un programme prestigieux du Département d'État mis en place en vue de faire émerger de futurs leaders. Il a disparu trois semaines après. Que s'est-il passé ? La Chine le considère-t-elle comme un ennemi, car il est parti aux Etats-Unis ?
C'est ce que je pense, car un mois avant ce voyage aux USA, il était dans les bonnes grâces de la Chine. Il avait même été invité à un dîner de gala organisé par l'Etat chinois. Il part aux USA et, dès son retour, il a disparu. D'un coup. Aucune preuve n'a été établie contre lui, jusqu'à maintenant, pour justifier une telle détention. Maintenant, je crois qu'il est vu par le régime comme un leader, en quelque sorte.
Votre frère avait fondé Bagdax, un réseau social pour les Ouïghours, c'est bien ça ?
Oui, c'était une sorte de mélange entre un réseau social et un site d'infos. On pouvait y partager des photos, des vidéos, de la musique, ajouter des amis, parler aux gens. Il y avait aussi une section avec des articles, des interviews traduites du mandarin vers l'ouïghour. Mon frère a étudié l'informatique et il adore la littérature, la culture, les langues. Ce site était un mélange de tout ce qu'il aime.
Comment avez-vous su qu'il était enfermé dans un camp ?
Au départ, on ne savait rien. Il était d'ailleurs censé revenir quelques mois après aux USA pour participer à ma cérémonie de diplôme en compagnie de mes parents. Ils ont annulé, mais sans rien me dire. Je me suis évidemment demandée ce qu'il se passait. Mon grand frère était injoignable. Emails, appels, messages, rien... Au départ, on pensait qu'il allait être libéré. Ça arrive parfois aux citoyens revenant de l'étranger d'être interrogé. C'est un citoyen modèle, donc il était censé sortir. Plus de six mois sont passés et on ne savait toujours pas où il était. Petit à petit, on a commencé à penser aux camps. Des amis ouïghours qui partagent des infos sur la situation dans la région me parlaient de leur existence. Quelques amis chinois ont également arrêté de me parler, il y avait beaucoup de censure en Chine. On en a eu la confirmation en décembre 2019 grâce à des sénateurs américains qui ont demandé des comptes aux autorités chinoises. A ce moment-là, je me suis dit que je ne pouvais pas rester silencieuse. Je devais parler. Jusqu'ici, je m'étais tu, car j'avais peur que le gouvernement chinois s'en prenne à d'autres membres de ma famille. Parler, c'est la seule façon d'espérer que les choses bougent.
Vos parents ont pu s'entretenir trois minutes avec votre. Qu'a-t-il dit et dans quel état était-il ?
C'est comme s'il était devenu le fantôme de la personne qu'il était avant. Mes parents ne l'ont même pas reconnu. Il a perdu beaucoup de poids, des tâches noires marquent son visage. Je pense que c'est dû au manque d'exposition au soleil.
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Pourquoi les autorités l'ont-elles laissé leur parler ?
Plusieurs pays ont reconnu le génocide : le Canada, les USA, le Royaume-Uni, les Pays-Bas. Je pense que c'est pour dire au monde entier : nous ne commettons pas de génocide, on ne tue pas les gens... Le gouvernement veut tuer notre peuple à petit feu. Je ne sais pas si mon frère sortira de là vivant. Aujourd'hui, dans ces camps, ces hommes sont sous-alimentés, torturés (waterboarding, électrocution...), ils sont privés de sommeil, ils doivent s'auto-critiquer, s'auto-traiter d'extrémistes. Ces innocents ont perdu leur dignité. Et puis, le fait d'enfermer les hommes, âgés pour beaucoup, entre 20 et 45 ans, est un bon moyen, aussi, pour le gouvernement chinois de contrôler les naissances. Si vous détenez tous ces hommes, avec qui les femmes vont-elles se marier et faire des petits ? Des femmes ont été, également, stérilisées. Les autorités ont, aussi, séparé des enfants de leurs parents pour être mis dans des orphelinats publics. On ne peut pas forcer les gens à devenir quelqu'un d'autre. Je pense que quand ces enfants vont grandir, en sachant ce qu'il s'est passé, ils vont être traumatisés. Là, ils sont trop jeunes, donc ils ne comprennent pas, mais un jour ils connaîtront la vérité et comprendront pourquoi on les a séparés, et seront traumatisés. Je ne sais pas ce que cela va engendrer chez eux...
Comment était la situation pour les Ouïghours quand vous étiez jeune ?
J'ai grandi à Ürümqi, la capitale du Xinjiang. Le fait de grandir dans une grande ville a fait que la situation était ce que je qualifierais de "correct". Il y avait quand même des discriminations, la ville était en quelque sorte ségréguée entre des quartiers ouïghours et des quartiers chinois. Mais, de mon côté, nous vivions dans un immeuble dans lequel on était les seuls enfants ouïghours, au milieu de familles "hans" (l'ethnie majoritaire en Chine, Ndlr). J'ai appris à les respecter. Je ne les regardais pas comme des Hans mais juste comme des voisins. Et puis, je suis allée dans une école bilingue.
Quand la situation a-t-elle dégénérée ?
Lorsque le gouvernement chinois a commencé à mener une politique d'immigration en incitant les Hans à venir s'installer dans la région pour que l'on devienne minoritaire. En leur offrant des meilleurs salaires par exemple. Cela a créé du chômage et a mené à plus de discriminations. Certains emplois n'étaient réservés qu'aux Hans. La situation s'est vraiment empirée suite aux émeutes à Ürümqi en juillet 2009 (des violences interethniques avaient éclaté dans la capitale, selon Pékin, 197 personnes étaient mortes et 2 000 blessées, NdlR). En 2014, ça a été très compliqué. Le gouvernement a commencé à mener la Strike Hard Campaign (la Chine avait doublé le budget pour "lutter contre le terrorisme", surveiller et opprimer les Ouïghours, NdlR).
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Avez-vous des nouvelles de vos parents ?
Ils ne vont pas bien. Mon père a appris au début de l'année qu'il avait un cancer du poumon. Je suis sûre et certaine qu'il est tombé en malade à cause des années de souffrance infligées par le gouvernement chinois. J'ai peur pour eux, je suis aux Etats-Unis, mon frère est dans les camps, ils sont seuls maintenant. J'essaie de les appeler régulièrement mais je suis sûre que toutes nos conversations sont surveillées. L'Etat chinois est prêt à aller jusqu'à envoyer des Hans dans les foyers ouïghours pour vivre avec eux et les espionner.
Comment tenez-vous le coup, seule, aux USA ?
J'ai la chance de pouvoir compter sur un merveilleux réseau de soutiens au Xinjiang et des amis, aussi, aux USA. J'adore les Etats-Unis, mais une partie de mon cœur est toujours chez moi, auprès de mes parents et de mon frère. Je ne peux malheureusement pas revenir. Si je reviens, je serai envoyée à mon tour dans ces camps. Je ne peux pas profiter pleinement de la vie ici. Dès que je prends des vacances, je ne me sens coupable. Ce qu'on appelle "le syndrome du survivant". Je sais aussi que mon frère veut que je sois heureuse. Alors j'essaie de vivre tant bien que mal. Je vais à la salle de sport, je danse...
Que peut faire la Belgique pour vous aider ?
Plusieurs Premiers ministres belges comme Yves Leterme et des hommes politiques français (Nicolas Sarkozy, Lionel Jospin, Alain Juppé...) ont participé au programme auquel a pris part mon frère. Je leur demande de considérer son cas et de plaider auprès de la Chine pour exiger sa libération et celle des autres Ouïghours. On parle d'un million de personnes enfermées dans ces camps, ce qui équivaut à environ 10% de notre population.
Cet entretien a été réalisé en marge du Sommet de Genève pour les droits de l'homme qui s'est déroulé les 7 et 8 juin.