"Mes parents sont pris en otages dans le but de me torturer et me forcer à rester silencieuse"
Gulalai Ismail, militante des droits humains, dit avoir "travaillé avec des milliers de Malala".
Publié le 24-07-2021 à 11h43 - Mis à jour le 22-04-2022 à 15h41
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Le monde entier s'est ému du destin et du courage de Malala Yousafzai, victime d'une tentative d'assassinat de la part des talibans après s'être battue pour l'éducation des femmes de sa région. Plus jeune, la jeune Pakistanaise avait croisé la route de Gulalai Ismail. Au début des années 2000, alors qu'elle n'était qu'adolescente, la fondatrice et présidente d'Aware Girls a mis en place, avec sa sœur, cette organisation de défense des droits des femmes pour les aider à sortir de l'oppression masculine. Son combat et ses critiques du système n'ont pas plu aux autorités pakistanaises. Menacée, la jeune femme d'origine pachtoune a été contrainte de quitter le pays clandestinement après s'être cachée pendant quatre mois pour vivre en exil aux Etats-Unis. Ses parents sont toujours sous la menace du régime. Gulalai Ismail, militante des droits humains, est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
Vous avez grandi dans le district de Swabi, au nord-ouest du Pakistan. Comment était la vie là-bas ?
J'y suis restée jusqu'à mes huit ans. Swabi est située dans le Khyber Pakhtunkhwa, province jouxtant la frontière afghane. La société pakistanaise, dans son ensemble, est très patriarcale, mais quand tu grandis dans les zones rurales, c'est encore plus marqué. La vie est compliquée pour les femmes, l'accès à l'éducation est limité... Le taux d'alphabétisation des filles est très bas dans les zones rurales. Et ce, pour des raisons culturelles, mais aussi en raison du manque d'argent investi par les pouvoirs publics, et de la guerre présente depuis des décennies dans la région. Les écoles ont été détruites par les talibans dans les "zones tribales administrées fédéralement" (FATA). Beaucoup de parents veulent envoyer leurs enfants à l'école mais comme elles sont loin, qu'il n'y a pas de transport public, qu'ils n'ont pas assez d'argent pour les y envoyer, les filles n'y vont pas. De nombreuses jeunes filles sont, également, mariées de force, peu d'entre elles ont l'opportunité de prendre part à la vie économique ou politique. L'espace public est également limité pour elles. Pendant que les hommes jouent au cricket dehors, les femmes sont censées rester au foyer et n'en sortir que pour aller faire des courses. Chez moi, on n'était pas discriminées. J'ai eu l'exemple de ma mère qui était une entrepreneure. Elle confectionnait des vêtements, et les femmes de la région venaient chez nous. Enfant, j'avais l'habitude de les écouter évoquer leurs problèmes. Certaines parlaient des violences qu'elles subissaient et surtout de l'impunité qui régnait.
Face à ces violences, j'imagine que vous posiez des questions à vos parents ?
Quand j'ai commencé à observer ces inégalités, mon père a compris que j'étais perturbée par ce que j'entendais. Il nous a emmenées à des conférences, il ramenait des livres à la maison afin que l'on comprenne mieux la question des droits humains, le concept de dignité, les inégalités. Petite, je ne me suis pas rendu compte à quel point j'étais privilégiée. Je ne savais pas que mes cousines, par exemple, n'avaient pas les mêmes opportunités. L'une d'entre elle, un jour, s'est mariée avec un homme qui avait quasiment deux fois son âge. J'étais jeune et je ne pouvais rien faire. Ça a été un déclic.
Comment votre père s'est-il ouvert à ces questions ?
C'est un homme brillant. Il est bon en maths, il est professeur d'ourdou. Il vient d'un petit village, pourtant, mais il a participé à des mouvements de résistance contre la dictature militaire quand il était étudiant, je pense qu'en participant à ce mouvement progressiste, il a été exposé à différentes idées. Il a rencontré des femmes leaders qui sont devenues mes mentors. Nous avons fait leur connaissance et ça nous a aidées à nous lancer à notre tour.
A 16 ans, vous avez lancé votre ONG avec votre sœur Saba. Comment avez-vous eu l'idée, si jeune, de vous impliquer ?
On était très jeunes, mais on baignait dans le monde humanitaire. On savait comment fonctionnaient les ONG. Mon père travaillait avec l'Unicef (Fonds des Nations unies pour l'enfance, NdlR). Nous voulions partager ce que nous avions appris, avec nos voisines, nos camarades d'école, aux jeunes filles qu'on rencontrait...On voulait que les femmes aient les mêmes opportunités que nous. Au départ, notre volonté était de mettre en place des campagnes de sensibilisation sur ces questions. Mais plus on travaillait, plus on se rendait compte que ce n'était pas qu'une question de prise de conscience, mais surtout la faute du système en place qui aggravait ces inégalités. On a instauré un programme destiné à aider les jeunes femmes qui souhaitaient se lancer à monter leur propre business. On a lancé des formations pour améliorer leur conscience politique, faire en sorte que les femmes participent à la vie publique. En 2013, lors des élections législatives, nous avons également mis sur pied des équipes de bénévoles pour protéger les femmes qui voulaient aller voter.
Quand avez-vous commencé à avoir des ennuis avec les autorités de votre pays ?
Ma situation a changé petit à petit. D'abord, lorsque nous avons commencé à questionner le travail du gouvernement pakistanais sur les inégalités. En 2014, on a été obligées de déménager car on a été attaquées par des hommes qui me cherchaient. Il y a eu, également, des campagnes violentes contre moi menées sur internet... On a résisté. Mais les choses ont empiré lorsque le mouvement de protection des Pachtounes a émergé. J'ai été solidaire envers ce mouvement, ce qui n'a pas plu aux autorités. Notre ONG a été suspendue. J'ai dû aller devant la justice, j'ai gagné, mais le gouvernement a refusé de nous laisser travailler. J'ai, ensuite, participé à une manifestation pour montrer mon soutien à ce mouvement qui lutte contre les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires (comme celle du jeune Naqeebullah Mehsud, NdlR). A chaque fois, j'ai été attaquée en justice pour activisme et terrorisme. Puis, j'ai été mise sur une liste qui m'interdisait de sortir du territoire. Je ne pouvais plus me rendre aux conférences internationales pour parler de la situation des femmes de mon pays... Ensuite, j'ai pris la parole pour parler des agressions sexuelles et des viols commis par les soldats pakistanais sur des hommes, des femmes, des adolescents. Quelques jours plus tard, j'ai été arrêtée, puis libérée deux jours après... J'ai continué à parler.
Jusqu'à ce qu'un de vos amis vous conseille de quitter le pays...
Un soir, en mai 2019, après l'une de mes prises de parole contre le meurtre d'une petite fille de 10 ans à Islamabad, une amie m'a appelée tôt le matin en me disant que les autorités étaient furieuses. Que la police n'allait pas tarder à venir m'arrêter. Que des poursuites allaient être engagées et que je devais fuir. J'ai réveillé mes parents, et je suis partie me réfugier chez une amie... Je pensais aller me livrer à la justice, mais, pas dans l'immédiat. Mon but était de rester cachée deux semaines le temps que la situation se calme un peu. Ce qui n'a pas été le cas. Les autorités ont débarqué chez mes parents, des amis, pour me chercher... Ils ont inscrit mon nom sur une liste noire. J'ai été protégée par des proches durant cette période, avant de quitter le pays.
Vous vous êtes cachée pendant quatre mois. Comment avez-vous réussi à fuir ?
Je ne peux évidemment pas tout raconter. Des individus sont impliqués et je ne veux pas qu'ils aient des problèmes, soient visés par les autorités. Ce que je peux dire, c'est que je suis parvenue à cacher mon identité notamment grâce aux codes vestimentaires imposés aux femmes pakistanaises. Pour passer plusieurs checkpoints, je suis toujours restée en groupe. On a même eu un accident avec un véhicule de police. On a fini au commissariat pendant quatre, cinq heures, le temps de régler des papiers, mais les policiers n'ont pas fait attention à moi. Ils ne s'adressaient qu'aux hommes pendant que j'étais assise tranquille...
Pourquoi avoir fui aux Etats-Unis ?
J'avais un visa américain et de la famille là-bas. Pendant deux ans, j'ai vécu à Brooklyn, avec mes frères et sœurs. On vient juste de déménager. Je n'ai jamais voulu vivre aux USA et nulle part ailleurs qu'au Pakistan. J'aime mon pays, je vivais près de mes parents et j'étais heureuse de travailler avec des jeunes femmes, de changer leur vie. J'ai vu des milliers de jeunes filles qui ont réussi à s'émanciper, à se battre pour leurs droits. Malala était l'une d'elles. Avant qu'elle ne soit victime d'une tentative d'assassinat par les talibans, elle a participé à l'un de nos programmes sur les violences de genre. Elle était brillante. J'étais présente lorsqu'elle a prononcé son discours devant l'Assemblée des Nations Unies pour la Jeunesse. J'en ai pleuré de joie quand je l'ai vue. L'enfant que je connaissais était devenue une leader. J'ai travaillé avec des milliers de Malala. Certaines sont, désormais, actives sur la question du changement climatique au Pakistan, d'autres travaillent sur les violences domestiques. C'est incroyable de voir ce que font ces jeunes femmes.
Vos parents, en revanche, sont toujours bloqués au Pakistan ?
Mes parents ont l'interdiction de quitter le pays juste parce que je suis leur fille. Ils sont toujours là-bas. Ils sont pris en otages par les autorités dans le but de me torturer et me forcer à rester silencieuse. Même durant mon exil. Mes parents ont été accusés de terrorisme. Mon père a été arrêté, puis placé en détention avant d'être libéré. Mais il n'a pas été blanchi. Il doit se présenter chaque semaine devant la cour pour comparaître. Et la cour ne prend jamais de décision. C'est une torture psychologique et il s'expose, chaque semaine, au risque d'être infecté par le coronavirus. De mon côté, je vais commencer mon master en droit humanitaire à l'université de Denver à la rentrée. Et peut-être un doctorat dans la foulée. Mais le Pakistan est mon pays et je suis déterminée à y revenir un jour. C'est un régime dictatorial, mais ce ne sera pas toujours le cas. Les jeunes veulent du changement. La démocratie vaincra et je reviendrai.
Dans une conférence TedX, vous évoquiez cette jeunesse pakistanais et le fait que de certains d'entre eux partent faire le djihad. Vous connaissez des amis qui sont partis ?
Un membre de ma famille, assez éloigné, est parti combattre en Afghanistan et au Cachemire. Il était célébré par sa famille. C'est très commun dans les villages que les dépouilles de jeunes combattants décédés au Cachemire ou en Afghanistan soient célébrés après leur décès avec des processions... Le djihad est très valorisé... Dans des journaux, des leaders politiques religieux parlent de l'importance de faire le djihad et incitent les jeunes à le faire. Mon père a compris que nous allions subir un lavage de cerveau en grandissant dans un tel système. Il nous a donné une éducation différente en promouvant le pluralisme, faisant en sorte que nous soyons exposées à la diversité et pas aux extrémismes. Il y a des jeunes qui partent faire le djihad, notre rôle est de parvenir à les atteindre avant qu'ils ne le fassent. Le Mouvement de protection des pachtounes est pacifiste. J'ai beaucoup d'espoir.
Cet entretien a été réalisé en marge du Sommet de Genève pour les droits de l'homme qui s'est déroulé les 7 et 8 juin.