L’Afghanistan sous pression extrême des talibans
Le retrait américain et de l’Otan a donné champ libre aux talibans. Éclairage.
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Publié le 26-07-2021 à 17h52 - Mis à jour le 05-08-2021 à 21h19
Même les plus pessimistes n’avaient prévu une avancée aussi spectaculaire des talibans en Afghanistan. Depuis le retrait précipité et sans conditions des forces américaines et de l’Otan, amorcé en mai, les insurgés ont pris le contrôle de la moitié du pays, saisi plusieurs postes-frontières où ils filtrent le trafic des camions, établi des check-points sur plusieurs routes vitales, dont la Ring Road qui ceinture le pays, tout en restant à l’écart des capitales provinciales et de Kaboul.
Les talibans se sont enfoncés dans les zones rurales sans rencontrer de réelle résistance, soit en négociant des accords avec les autorités locales, soit en repoussant facilement les soldats de l’armée nationale afghane (ANA). Près de 212 districts sur 400 sont désormais aux mains des insurgés, a reconnu le 21 juillet le chef d’état-major américain, le général Mark Milley. Ils encerclent 17 des 34 capitales provinciales.
L’offensive a débuté par une action éclair dans le nord du pays : une action très symbolique, car c’est de là que l’Alliance du Nord avait dans les années 90 sa base arrière d’où, sous la direction du commandant Massoud, elle contenait les attaques des talibans. En quelques jours, les insurgés ont pris la province jusqu’ici épargnée de Badakhshan (sauf sa capitale Faizabad). Des soldats de l’ANA se sont rendus tandis que près de 2400 d’entre eux se sont réfugiés dans le Tadjikistan voisin.

La manne des taxes douanières
Mais c’est surtout la prise de plusieurs postes-frontières qui menace aujourd’hui Kaboul. Les talibans contrôlent entre autres le passage de Spin Boldak, qui ouvre la voie au trafic venu du port pakistanais de Karachi, et celui d’Islam Qala, qui mène à l’Iran. "Contrôler ces postes-frontières permet aux talibans de taxer les marchands et, en retour, affaiblit le gouvernement, vu combien ce dernier s’appuie sur les taxes douanières", écrit Kate Clark dans un récent rapport de l’Afghanistan Analysts Network, qui évalue les rentrées douanières à 4 millions de dollars par jour.
À qui la faute ? Aux États-Unis, les médias commencent à s’interroger sur le départ précipité des troupes américaines. David Ignatius, éditorialiste au Washington Post, évoque déjà la possibilité, dans le cas d’une chute de Kaboul, de "la première erreur sérieuse de la présidence" de Joe Biden. "Il a décidé, contrairement à l’avis des militaires, de retirer le petit contingent américain de 2 500 soldats quand il est arrivé à la présidence. Ayant choisi cette voie, il aurait dû mieux planifier la transition et prévoir une stratégie claire pour éviter la mainmise par les talibans."
Le Pentagone fournit un soutien distant à l’armée afghane. Des hélicoptères Blackhawn ont été livrés et surtout, des frappes aériennes ont été menées ces derniers jours par l’aviation américaine contre les positions talibanes près de Kandahar, au sud du pays, suscitant la colère du porte-parole des insurgés qui menace de passer "à l’offensive", ce qu’ils n’ont jamais cessé de faire depuis mai. "Nous allons continuer à soutenir les forces afghanes, même après le 31 août", date-butoir annoncée de la fin du retrait des forces américaines, "cela se fera généralement depuis l’extérieur du pays. Et cela sera un changement significatif", a averti le 25 juillet le général Kenneth McKenzie, chef du Commandement central de l’armée américaine (Centcom).
À partir de leur base au Qatar, les États-Unis gardent un œil attentif sur l’Afghanistan, avec le souci que ce pays ne redevienne pas un havre pour des groupes terroristes comme Al-Qaïda et l’État islamique. Mais d’autres pays sont aux aguets. La Russie, avec l’Ouzbékistan, annonce des exercices militaires au Tadjikistan en août pour décourager toute flambée islamiste en Asie centrale. La Chine veut éviter la même contagion radicale vers sa province du Xinjiang, celle des Ouïghours. La Turquie propose de gérer l’aéroport de Kaboul, avec l’assistance financière des États-Unis, ce qui lui a valu une remontrance des talibans qui veulent mettre tous les "étrangers" dehors.
"Si les pays veulent jouer dans la cour des grands, ils doivent s’intéresser à l’Afghanistan dont la position est stratégique", explique Dorothée Vandamme, spécialiste de la zone AfPak à l’UCLouvain, qui souligne aussi combien les minerais afghans, comme le lithium, le fer ou le cuivre intéressent les pays voisins.
Peut-on faire confiance aux talibans ?
Les talibans mènent une triple offensive, locale, nationale et internationale pour amadouer les chefs de clans locaux, gagner un maximum de territoire au détriment du pouvoir central - qu’ils appellent "l’administration de Kaboul", et séduire les chancelleries occidentales. Avant même le retrait américain, ils refusaient le gouvernement issu des urnes du président Ashraf Ghani, dont ils exigent la démission comme précondition à un cessez-le-feu. Leur porte-parole, Shaheen, a promis la semaine dernière à l’agence Associated Press que, sous le nouveau gouvernement, les femmes pourraient travailler, aller à l’école, prendre part à la politique mais devraient porter le voile, le hidjab, quand elles sortent de chez elles.
"Les talibans ne cachent pas leurs objectifs, mais je ne crois pas qu’on puisse leur faire confiance sur le respect des droits de l’homme, et des femmes en particulier, analyse Dorothée Vandamme. Ils ne vont pas changer leur idéologie salafiste, déobandie. Leur but est de créer un émirat islamique gouverné par la charia. La première étape est la mise en place d’un gouvernement déterminé par les mollahs. Leur idéologie n’est pas réconciliable avec un gouvernement multipartite."
En fait, les talibans n’ont jamais cessé de combattre, malgré le processus de paix qui se poursuit à Doha (Qatar). Et le prix à payer par la population civile est extrêmement lourd : la mission des Nations unies en Afghanistan, l’Unama, a constaté lundi "une hausse particulièrement brutale des morts et des blessés depuis mai, quand les forces internationales ont entamé leur retrait et que les combats se sont intensifiés après l’offensive des talibans" et craint le pire. Près de 287 000 personnes ont été déplacées par les combats, selon l’Onu.
Au top des demandeurs d’asile
Avant l’offensive, l’Afghanistan était déjà le premier pays "exportateur" de demandeurs d’asile en Belgique, avant la Syrie, l’Érythrée et la Palestine. Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) avait enregistré 3 104 demandes d’asile d’Afghans en 2020, une année pourtant marquée par le confinement. Au mois de mai 2021, ils étaient déjà 1 607 à avoir frappé à la porte de la Belgique.