L’Europe s’inquiète d’un éventuel exode massif d’Afghans
Six pays, dont la Belgique, veulent continuer à renvoyer de force des migrants en Afghanistan, où la situation humanitaire se dégrade. La plupart des Afghans sont déplacés dans leur propre pays. Cinq millions, selon l’Organisation internationale des migrations.
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Publié le 10-08-2021 à 21h35 - Mis à jour le 11-08-2021 à 19h43
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Bien que la situation humanitaire se détériore en Afghanistan, où l’offensive des talibans s’accélère, six États européens insistent sur la nécessité de continuer à y renvoyer des Afghans dont la demande d’asile a été rejetée. Dans une lettre adressée à la Commission européenne le 5 août et qui a fuité dans la presse, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Grèce et les Pays-Bas estiment que "l’arrêt des retours envoie un mauvais signal et risque de motiver encore plus de citoyens afghans à quitter leur foyer pour l’UE". Ils pressent l’exécutif européen d’intensifier les discussions avec Kaboul, qui a cessé début juillet d’accepter les retours forcés d’Afghans. Or, l’appel de ces six États membres est pour le moins paradoxal, puisqu’il intervient au moment où les Européens s’attellent à rapatrier leurs ressortissants d’Afghanistan, en raison de la menace sécuritaire. Et trahit surtout la crainte de l’Union européenne (UE) de faire face à une crise migratoire.
Interrogé par La Libre Belgique, Sammy Mahdi (CD&V), secrétaire d'État belge à l'Asile et à la Migration, se défend face à la polémique et insiste sur le besoin de faire respecter le droit. "Au moment où le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) décide qu'une personne n'a pas besoin d'une protection internationale, il faut qu'elle retourne dans son pays d'origine. Je dois garantir que l'État exécute ses ordres sur base du droit international. Ce n'est pas parce que des régions d'un pays sont dangereuses que tout citoyen de ce pays a automatiquement droit à une protection", insiste-t-il, précisant que la Belgique continuera à offrir une protection à ceux qui fuient les persécutions.
"On suit la situation en Afghanistan au jour le jour" et région par région, explique à ce titre Dirk van den Bulck, commissaire général aux réfugiés et aux apatrides. "On accordait déjà le statut de protection à un grand nombre d'Afghans, certainement à ceux originaires de régions où l'offensive des talibans est actuellement très forte. Mais il n'y a pas encore de raison d'accorder de manière automatique un statut de protection à toutes personnes originaires de ce pays." Notons qu'en juin 2021, 66,67 % des demandes d'asile d'Afghans avaient reçu une évaluation positive (60,74 % en 2020) en Belgique.
Mais le fait est qu'une région afghane considérée comme "sûre" aujourd'hui pourrait ne plus l'être demain, au vu la progression des talibans, qui élargissent chaque jour le territoire qu'ils contrôlent. "On octroie ou pas un statut [de réfugié] en fonction du risque réel actuel, non pas éventuel", précise Dirk van den Bulck, avouant qu'il est difficile de prévoir quelle sera la situation à Kaboul, une province encore stable, d'ici un ou deux mois.
Des positions différentes dans l’UE
Face à cette situation instable, la Finlande et la Suède ont par exemple décidé de suspendre les retours forcés vers l'Afghanistan, répondant ainsi positivement aux demandes du gouvernement de Kaboul. "Ces prises de position différentes selon les États montrent une nouvelle fois le manque de consensus européen sur la question", observe Camille Le Coz, du Migration Policy Institute. De son côté, la Commission a confirmé avoir reçu la lettre signée par Sammy Mahdi et cinq autres ministres de l'UE, mais ne semble pas près de presser l'Afghanistan d'accueillir à nouveau ses ressortissants renvoyés de force. "Nous avons pris note des approches différentes concernant la suspension des retours (décrétée par l'Afghanistan, NdlR)", a simplement déclaré mardi Adalbert Jahnz, porte-parole de la Commission, ajoutant que "chaque décision de retour est une décision nationale".
Ces déportations forcées concernent en règle générale une minorité des cas. "80 % des personnes qui rentrent chaque année en Afghanistan le font de manière volontaire", explique la même source. En Belgique, six retours forcés d'Afghans ont eu lieu en 2021 (seize en 2019, cinq en 2020). Au niveau de l'UE, sur 1 200 retours d'Afghans organisés cette année, seuls 200 étaient forcés. Et désormais, "au vu de la situation, il est difficile d'imaginer que les États membres poursuivent de telles opérations", estime une source européenne. Selon une note obtenue par l'agence de presse allemande DPA, même les ambassadeurs de l'UE en Afghanistan ont demandé une suspension temporaire des expulsions vers le pays en raison de la détérioration de la situation sécuritaire.
Il en va aussi de la crédibilité de l'Union en tant que partenaire. "Qu'est-ce que ça dit sur le concept de partenariat avec un pays tiers, que l'UE met en avant notamment sur les questions migratoires ? L'Afghanistan a collaboré avec l'Europe dans le passé sur ce sujet. Mais, à l'heure où le gouvernement afghan subit une crise sans précédent, l'une des préoccupations des États européens est de savoir si on pourra continuer les déportations…", constate Camille Le Coz.
Prévenir les arrivées en Europe
L'enjeu de cette lettre était surtout d'envoyer un message, d'aucuns craignant de voir des milliers d'Afghans fuir les talibans et prendre la route vers l'Europe. Pour l'heure, "nous sommes face à un drame humanitaire, mais nous sommes loin d'une crise migratoire", soulignait mardi une source européenne. Le nombre d'entrées irrégulières de ressortissants afghans dans l'UE reste assez bas (4 000 depuis janvier, 25 % de moins qu'en 2020 pour la même période). En Belgique, les demandes d'asile en augmentation proviennent d'Afghans qui sont en Europe depuis longtemps, explique M. van den Bulck.
Reste qu'arriver en Europe depuis l'Afghanistan prend du temps. Et le déplacement massif des populations afghanes (lire ci-contre) pourrait se traduire à terme par une augmentation des arrivées dans l'Union. Le scénario d'une nouvelle crise de l'asile, semblable à celle provoquée en 2015 par la guerre en Syrie, hante donc l'UE, toujours paralysée par ses divisions sur la question migratoire. Sammy Mahdi avait récemment proposé d'étendre aux Afghans l'accord controversé conclu par l'UE avec la Turquie, pour y accueillir (et y retenir) des Syriens. La lettre des six pays évoque en tout cas la nécessité de coopérer et d'apporter un soutien aux pays de la région, comme le Pakistan et l'Iran. Des pays qui pourtant, comme l'indique une source européenne, "ont déjà fait un énorme effort", ayant accueilli 3,5 millions de réfugiés afghans, "plus que l'Europe n'en a jamais vu".