Kailash Satyarthi: "Chaque enfant doit être libre d’être un enfant"
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Publié le 21-09-2021 à 09h26 - Mis à jour le 21-09-2021 à 10h36
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Lorsque les noms des deux lauréats du prix Nobel de la paix ont été dévoilés en 2014, beaucoup se sont interrogés : qui est donc ce Kailash Satyarthi qui partage les honneurs du comité norvégien avec la jeune militante pakistanaise Malala Yousafzai ? L’activiste indien, fondateur de l’ONG Bachpan Bachao Andolan, se battait contre l’esclavage des enfants depuis plus de trente ans dans son pays. Il avait déjà tiré des dizaines de milliers d’enfants des griffes de leurs bourreaux, qui les prostituaient, les employaient dans des ateliers, les exploitaient dans les plantations, etc. "Au prix d’un grand courage personnel, Kailash Satyarthi a mené, dans la droite ligne de Gandhi, des manifestations toujours pacifiques contre l’exploitation infantile", a justifié le comité Nobel dans son communiqué.
Du courage, il en fallait à Kailash Satyarthi et à ses nombreux bénévoles. Car les trafiquants, qui sont "dans beaucoup de pays soutenus par des officiers de police ou des politiciens corrompus", dit-il, ne se laissent pas reprendre leurs jeunes esclaves si facilement. "Même la police est attaquée par ces groupes mafieux. On a encore eu un incident jeudi quand mes collègues sont allés secourir une quinzaine d'enfants qui étaient pris au piège, à la campagne, dans un endroit très difficile. Quand ils sont arrivés là, ils ont été attaqués par une foule de cent personnes. Aucun, heureusement, n'a été grièvement blessé. Ce genre d'événement fait partie de l'histoire de notre organisation. Et certains de mes collègues ont fait le sacrifice ultime", témoigne-t-il.
"J'ai des blessures sur tout mon corps, mon épaule droite a été cassée, ma jambe gauche aussi, mes côtes, mon crâne. Mais, Dieu merci, je suis en vie. Quelqu'un doit payer le prix de la liberté. Si j'y crois, si je plaide en ce sens, je dois être prêt à en payer le prix. La liberté ne vous est jamais offerte sur un plateau. Et certains la paient de leur vie…" Pour autant, Kailash Satyarthi ne se sent plus directement en danger aujourd'hui. Le prix Nobel de la paix qui lui a été attribué le protège en quelque sorte.

"Ces enfants ne sont pas responsables de la pauvreté, nous sommes responsables. C’est une responsabilité morale collective"
Kailash Satyarthi a été désigné vendredi dernier, par le secrétaire général de l'Onu, Antonio Guterres, avocat pour les Objectifs de développement durable. Ils sont aujourd'hui dix-sept de ces "défenseurs des hommes, de la planète et de la prospérité" , parmi lesquels la reine Mathilde. Sa vie, le Prix Nobel de la paix indien l'a consacrée à l'éradication du trafic, de l'esclavage et du travail des enfants, une cause qu'il porte à travers le monde, aussi bien dans les enceintes onusiennes qu'à travers son réseau de lauréats et leaders sensibilisés.
Avec un certain succès. "En 2000, le travail des enfants touchait presque 250 millions d'entre eux et cela a diminué à 152 millions en 2016. Parallèlement, le nombre de jeunes scolarisés a augmenté", se réjouit Kailash Satyarthi. Mais la situation reste "vraiment très alarmante", ajoute-t-il, d'autant que "la pandémie a exacerbé le trafic et les autres formes d'esclavage" des mineurs et que les chiffres sont repartis à la hausse.
Comment voyez-vous évoluer la situation ?
La communauté internationale s’est très clairement engagée en 2016, à travers les Objectifs de développement durable, à abolir le travail des enfants sous toutes ses formes, l’esclavage et la traite d’ici à 2025. Mais, pour la première fois au cours des vingt dernières années, le travail des enfants a augmenté, passant de 152 millions de jeunes touchés à 160 millions. Malgré les promesses, le monde n’a pas été capable de respecter ses engagements. C’est très choquant. Si l’on n’adopte pas de mesures sérieuses de protection sociale et autres fonds pour aider les plus marginalisés, particulièrement dans les pays les moins développés, leur nombre ne pourra qu’augmenter encore.
Je suis optimiste cependant. En dépit de cette pandémie et des difficultés auxquelles nous faisons face, nous gagnerons. Je dis cela sur base du fait que beaucoup de voix authentiques et convaincantes de ce combat viennent des jeunes, qui, comme dans la lutte pour le climat, en font leur cause, leur mission.
Quelles sont les régions les plus touchées ?
L’Afrique subsaharienne est la plus affectée, puis l’Amérique centrale, l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud, l’Europe orientale. On observe aussi ce fléau aux États-Unis ou en Europe. Les enfants sont prostitués, forcés de travailler. Nombre de ceux qui travaillent dans les plantations de tabac, de tomates, d’oignons ou d’oranges aux États-Unis viennent de pays voisins, comme Haïti ou le Mexique.
Dans de nombreux pays, on fait valoir que le travail des enfants est essentiel à la survie de la famille. Comment prendre en compte cette réalité ?
C’est un mythe auquel je fais face depuis des décennies ! Les enfants sont pris dans le cercle vicieux de la pauvreté, du travail, de l’analphabétisme, de la mauvaise santé. Ils sont aujourd’hui 160 millions à travailler à plein temps, alors que plus de 210 millions d’adultes sont au chômage - et ce nombre a dû augmenter à cause de la pandémie. Pourquoi leurs parents ne pourraient-ils pas effectuer ces jobs ? Les enfants sont préférés aux adultes parce qu’ils constituent une force de travail moins chère et qu’ils ne forment pas de syndicats pour lutter contre leur exploitation. On abuse, manipule, exploite leur vulnérabilité.
Nous vivons dans une économie globale tirée par l’intelligence artificielle, les connaissances et technologies les plus sophistiquées. Si ces enfants ne sont pas en mesure d’avoir accès à une éducation de qualité, ils resteront pauvres. Cela perpétuera non seulement la pauvreté intergénérationnelle, mais aussi l’exploitation, les abus, les discriminations et les injustices. L’éducation est la clef et le travail des enfants est le plus grand obstacle. Ces enfants ne sont pas responsables de la pauvreté, nous sommes responsables en tant que citoyens du monde, législateurs, dirigeants, journalistes, travailleurs sociaux. C’est une responsabilité morale collective.
Comment faire quand les parents livrent leurs propres enfants aux trafiquants ? C’est le cas dans votre pays, dans l’État du Jharkhand par exemple…
Cela se passe dans des conditions de pauvreté extrême, quand les parents ne voient pas d'autre option. Ils sont dupés par des trafiquants qui leur font miroiter des rêves et leur racontent des histoires fausses : "quand votre fille partira travailler et gagner de l'argent, votre destin changera", etc. Les parents y croient. La plupart d'entre eux, en particulier dans le Jharkhand, ont été peu exposés à la distance, certains n'ont jamais pris le train, ils n'imaginent pas jusqu'où sont emmenées leurs filles. Ils ne réalisent que quand leur enfant n'envoie plus d'argent… Je suis fier de voir que certaines, des survivantes, sont devenues des ambassadrices de ce message de liberté et sont impliquées dans la conscientisation des gens. On a lancé récemment une "campagne à bicyclette". Des garçons et des filles vont de porte en porte, de village en village, pour faire comprendre aux parents qu'ils ne doivent pas envoyer leurs enfants au travail. Tous sont des survivants du trafic et racontent leur propre histoire, comment ils ont été manipulés et abusés, même sexuellement. Les parents écoutent ces histoires réelles et apprennent qu'il existe d'autres options, grâce à des projets gouvernementaux et aux efforts de la société civile. Ils comprennent alors les dangers et que c'est fondamentalement du trafic.
Vous avez lancé la campagne "pour une part équitable" (Fair Share to End Child Labour Campaign)et organisez un sommet mercredi en marge de l’Assemblée générale de l’Onu à ce sujet. Quels sont vos objectifs ?
Le monde a causé énormément de tort. Une des plus grosses erreurs est que les enfants ne reçoivent pas leur part équitable lorsqu’il s’agit d’allocations, de législations et politiques, lorsqu’il s’agit d’aide étrangère au développement ou de programmes de protection sociale. Si l’on veut mettre fin aux discriminations intergénérationnelles, nous devons nous assurer que chaque enfant reçoive une part équitable des ressources, des politiques et de la protection sociale. Si nous n’en sommes pas capables, nous serons coupables, responsables de la perpétuation des injustices dans le monde.
Vous êtes aussi de ceux qui plaident pour la création d’un Fonds mondial de protection sociale…
Cela aiderait énormément, en particulier dans la période post-pandémie. Des dizaines de millions de personnes ont été poussées dans la pauvreté chronique, en particulier les enfants, avec toutes les conséquences qui en découlent. Ils ont perdu leurs moyens de subsistance, parfois leurs parents. Ces personnes ont besoin d’un soutien immédiat, elles ne peuvent pas attendre que vos politiques, programmes, projets atteignent leur porte. C’est maintenant qu’elles ont besoin de nourriture, d’abri, d’assistance financière, de travail. Les socles de protection sociale qui existent déjà dans plusieurs parties du monde sous différentes formes ont donné de bons résultats, bien qu’ils ne soient pas suffisants. En Inde, par exemple, on a un programme national de garantie de l’emploi en zone rurale, on a aussi des repas du midi pour les enfants scolarisés. L’idée d’un Fonds mondial de protection sociale, que je demande, est soutenue par la France, par l’Argentine, par l’Union européenne. Le soutien croît. Lors de cette Assemblée générale de l’Onu, on va pousser pour prendre des mesures immédiates pour la protection sociale des enfants marginalisés dans les pays les plus pauvres, parce qu’ils sont les plus vulnérables à toutes sortes d’exploitations et de misères. Nous devons commencer par cela et si, dans deux ans, nous sommes capables d’exécuter cela correctement, nous pourrons alors penser à un Fonds mondial de protection sociale. C’est une approche pragmatique. C’est atteignable.
En tant qu’avocat pour les Objectifs de développement durable, quelles sont vos attentes et demandes ?
Quelle que soit ma fonction, ma mission de vie reste la même : que chaque enfant soit libre d’être un enfant, ait accès à une éducation de qualité et aux soins de santé. C’est exigeant, mais on y travaille et on a des résultats. Dans le nouveau rôle qui m’a été confié par le secrétaire général de l’Onu, je ferai de mon mieux pour pousser l’agenda des enfants. Car ils restent malheureusement invisibles, ils ne sont pas entendus. On parle d’eux, mais du bout des lèvres. Je ne suis pas prêt à laisser faire, ils doivent être respectés, traités avec dignité, bénéficier pleinement de leurs droits. Chaque enfant compte.
Quel a été l’impact du prix Nobel de la paix sur votre travail ?
Je n'ai jamais vu, en trente ans de travail, une telle prise de conscience et autant de discussions sur la problématique du travail des enfants que pendant les trente heures qui ont suivi l'annonce du prix en 2014 ! Il a entraîné une plus grande reconnaissance des enfants les plus marginalisés du monde à travers moi. J'étais le moyen, mais la réalité est que la communauté internationale et en particulier le comité Nobel ont reconnu qu'on ne peut pas réaliser la paix et la durabilité sans assurer le bien-être des enfants. Cela a beaucoup aidé. Tout en venant avec le même agenda, je peux désormais frapper aux portes des dirigeants du monde, ce qui n'était pas possible avant, je devais attendre dehors pendant des jours. Par exemple, en 2016, quand les Objectifs du développement durable ont été annoncés, on a fait campagne pour y incorporer la question du travail et de l'esclavage des enfants. J'ai pu rencontrer plusieurs dirigeants, le président Barack Obama, qui est aussi lauréat du prix Nobel, ou le président français (François Hollande, NdlR), et on a vu le résultat : cela fait partie de l'agenda du développement dans son ensemble, alors que, avant, les gens pensaient que le travail des enfants n'était qu'une question de droits. Le plaidoyer pour les enfants marginalisés est la clef pour atteindre les Objectifs de développement durable : 60 % d'entre eux ne peuvent être réalisés si les objectifs liés aux enfants ne le sont pas.