La nouvelle bataille de la Chine : le maintien de la paix
La Chine est l’un des principaux contributeurs, en financement et en personnel, aux opérations de l’Onu. C’est une manière d’affirmer son statut de grande puissance. Et un moyen de servir ses intérêts économiques et géopolitiques.
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Publié le 04-10-2021 à 09h14
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Pour accroître son influence et mieux servir ses intérêts, Pékin s’active sur un nouveau champ de bataille : le maintien de la paix. Après avoir longtemps désavoué l’envoi de Casques bleus et les interventions de l’Onu dans les conflits, au nom du principe de non-ingérence dont elle avait fait un pilier de sa doctrine diplomatique, la Chine est devenue l’un des principaux contributeurs au maintien de la paix, en financement comme en personnel. Au point de briguer maintenant la direction du département des Nations unies qui en a la charge, le DOP (Département des opérations de paix), avec son budget annuel de 6,4 milliards de dollars et ses 100 000 hommes déployés dans le monde.
La Chine pousse très activement la candidature de l’un des siens, Xia Huang, pour succéder au Français Jean-Pierre Lacroix, dont le mandat de cinq ans arrivera bientôt à échéance. Face à cet ex-ambassadeur de France à Stockholm, qui avait développé une expertise du système onusien comme directeur adjoint de la division Nations unies au Quai d’Orsay, puis comme représentant permanent adjoint auprès de l’Organisation à New York, Xia, 59 ans, ne manque pas d’atouts. Il a été successivement ambassadeur de la République populaire de Chine au Sénégal, au Niger et au Congo, de 2009 à 2018, avant d’être nommé, en avril 2019, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour les Grands Lacs. C’est la première fois que la Chine est investie d’une telle mission.
La chasse gardée de la France
Xia Huang a un autre avantage : c’est un parfait francophone, formé notamment à la faculté de droit de l’Université de Liège et à l’École nationale d’administration (Ena) à Paris. Cette particularité n’est pas sans importance. Depuis sa création en 1992, le poste de secrétaire général adjoint aux opérations de paix est occupé par un Français. Que la France ait ainsi fait de cette fonction sa chasse gardée est de plus en plus mal ressenti, quand bien même elle reste, elle aussi, l’un des plus gros contributeurs du DOP. Si elle devait passer le flambeau à un autre pays, elle ne pourrait qu’être sensible aux aptitudes linguistiques du nouveau titulaire, a fortiori quand on connaît l’importance du théâtre francophone, de l’Afrique au Liban, pour les Casques bleus.
La Chine revient pourtant de loin. Pendant une décennie, de 1971, année de son admission à l’Onu, à 1981, non seulement elle n’a jamais pris part aux opérations de maintien de la paix, mais elle s’est aussi abstenue d’en voter les budgets et a fortiori de les alimenter. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1991, qu’elle a participé pour la première fois à une telle opération en fournissant pendant deux ans plusieurs centaines d’ingénieurs à l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (Apronuc), puis en envoyant des observateurs dans ce pays pour y superviser les premières élections démocratiques de mai 1993. Ce choix était symbolique, mais déroutant, dans la mesure où la Chine fut le principal soutien de la dictature khmère rouge, responsable d’un génocide au Cambodge de 1975 à 1978 ; en outre, elle qui n’avait jamais organisé une élection libre se piquait d’en contrôler le déroulement dans un pays étranger.
De la logistique aux forces de combat
C’est sous la présidence de Hu Jintao, dans les années 2000, que la Chine va multiplier ses interventions, principalement en Afrique : du Congo au Burundi, du Liberia à la Côte d’Ivoire, du Sahara occidental au Soudan. Il s’agit alors d’assurer un appui logistique en mettant à disposition des techniciens, des ingénieurs, des médecins ou des observateurs militaires. Sous la houlette de Xi Jinping, à partir de 2013, Pékin franchit un nouveau cap avec l’envoi de troupes d’infanterie au Liberia, puis en République centrafricaine et au Mali notamment. Alors que la Chine cultive des relations privilégiées avec le Soudan (en butte aux sanctions internationales en raison des crimes contre l’humanité commis sous la présidence d’Omar el-Bechir), elle fournit un millier des quelque 14 000 hommes déployés à la frontière avec l’État du Sud-Soudan nouvellement créé.
Le choix le plus étonnant de Pékin reste sa participation, de 2000 à 2006, à l’Administration transitoire des Nations unies au Timor oriental (Atnuto) après la sécession de la province indonésienne en décembre 1999. La Chine a ainsi cautionné et facilité l’accession à l’indépendance de celle-ci, alors qu’elle combat avec la dernière énergie, sur son territoire, les tentations séparatistes au Tibet ou au Xinjiang. Il est vrai que l’annexion de l’ancienne colonie portugaise par Jakarta n’avait jamais été reconnue par l’Onu.
De la non-ingérence à la stabilité
La Chine a longtemps invoqué les "cinq principes de la coexistence pacifique" que son Premier ministre Zhou Enlai avait formulés dès 1954, et qui sont toujours inscrits dans le préambule de sa Constitution, pour se tenir à l'écart des querelles qui ne la concernaient pas directement, que ce soit au nom du "respect mutuel de la souveraineté et de l'intégrité territoriale" ou de la "non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures". Elle s'est découvert, toutefois, un rôle à jouer dans la sauvegarde de la stabilité régionale. Ce souci a officiellement justifié sa présence dans de nombreuses zones troublées, du Cachemire au Darfour.
S’il s’agissait aussi, dans les années 1990, de redorer l’image de l’Armée populaire de libération après qu’elle eut été dramatiquement ternie par la répression de Tian’anmen en juin 1989, la participation aux opérations de paix permettait, par ailleurs, aux autorités communistes d’exercer une pression très efficace sur les États en froid avec Pékin. Par exemple ceux qui reconnaissaient le régime rival à Taïwan ou qui songeaient à le faire : la Chine pouvait alors refuser de contribuer à ces opérations ou empêcher, tout simplement, leur concrétisation en s’y opposant au Conseil de sécurité. C’est ainsi qu’en janvier 1997, mettant pour la première fois son veto à une résolution des Nations unies, la Chine refusa l’envoi d’une force de maintien de la paix au Guatemala parce que ce pays reconnaissait Taïwan (elle leva son opposition, deux semaines plus tard, après avoir obtenu l’assurance que les Guatémaltèques ne soutiendraient plus les tentatives taïwanaises pour réintégrer les Nations unies).
La Macédoine ramenée dans le rang
Pékin bloqua derechef, en février 1999, le renouvellement du mandat des Casques bleus dans l’ex-république yougoslave de Macédoine parce que celle-ci venait d’établir des relations diplomatiques avec Taïwan (en échange d’une promesse de Taipei d’investir un milliard de dollars) ; la tentative macédonienne fit long feu. Haïti fut pareillement rappelé à l’ordre lorsque la Chine décida de participer à la Force de stabilisation des Nations unies (Minustah) déployée dans le pays : bien qu’ayant des relations diplomatiques avec Taipei, Port-au-Prince, sur l’insistance de Pékin, interdit les visites de hauts responsables taïwanais - une situation unique en son genre. Et c’est parce que le Liberia avait accepté de rompre avec Taipei pour reconnaître Pékin en 2003 que la Chine y mobilisa des soldats dans le cadre de la Minul.
L’engagement de la Chine dans les opérations de l’Onu présente d’autres avantages. Il permet au pays de s’afficher en défenseur énergique du multilatéralisme, tout en posant en acteur indispensable du maintien de la paix. En s’inscrivant dans cette démarche aux côtés de pays tels que le Pakistan, le Bangladesh ou l’Éthiopie, qui comptent parmi les plus gros pourvoyeurs d’effectifs sur le terrain, elle renforce aussi un profil de pays en voie de développement, alors qu’elle est la deuxième puissance économique mondiale. Le paradoxe va plus loin dans la mesure où, en venant en aide à des pays du tiers-monde fragilisés par la guerre ou l’insécurité, elle se constitue un capital de sympathie auprès des dirigeants et des populations, améliore sa compréhension des réalités locales, et contribue à restaurer un environnement propice au développement économique. C’est un triple bénéfice pour la Chine, dont la politique étrangère est largement gouvernée par l’approvisionnement en ressources naturelles, la recherche de nouveaux marchés et la diversification de ses investissements. Ce n’est sans doute pas un hasard si elle s’est impliquée prioritairement en Afrique.
Un utile terrain d’entraînement
Enfin, le maintien de la paix offre à la Chine une opportunité incomparable pour parfaire ses capacités militaires, non pas dans de grandes offensives, mais dans des opérations ciblées et circonscrites. Or, elle aura de plus en plus besoin d’une telle expertise dès lors que le nombre de ses ressortissants vivant et travaillant à l’étranger ne fera que croître : elle devra les protéger et, le cas échéant, les secourir. La Chine pouvait déjà compter à cette fin sur le plus vaste réseau diplomatique dans le monde. Elle a maintenant commencé à compléter le dispositif en projetant plus loin sa force de frappe : elle a équipé sa flotte de porte-avions et posé un jalon en se dotant, à Djibouti, de sa première base militaire à l’étranger. On évoque d’autres projets d’implantation, de la Namibie aux îles Salomon. Et tant pis si, du temps de Mao, les Chinois voyaient, dans cette entreprise, la manifestation la plus condamnable de l’impérialisme.