Maria Ressa, journaliste devenue la bête noire du président philippin, récompensée par le prix Nobel de la paix
Le prix Nobel de la paix honore deux journalistes, Maria Ressa et Dmitri Mouratov.
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Publié le 08-10-2021 à 20h33
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Après avoir reçu, le 27 avril dernier, le prix de la liberté de la presse de l'Unesco, Maria Ressa ne cachait pas que l'encouragement était précieux. Après des années de combat sans grands résultats, confiait-elle, "on se demande toujours si c'est stupide ou si ça vaut le coup". Recevoir des marques de soutien de l'extérieur, "cela nous donne l'énergie pour continuer, pour se persuader qu'on est du bon côté de l'Histoire", poursuivait-elle. Parce que, "quand tu es journaliste, tu dois résister et avoir du courage, car c'est toi qui détermines quel genre d'avenir on va avoir".
Que doit penser cette Philippine, qui a eu 58 ans le 2 octobre, maintenant qu'elle est couronnée du prix le plus prestigieux, le Nobel de la paix ? Une distinction partagée avec le Russe Dmitri Mouratov et qui récompense, selon le comité Nobel, " deux journalistes exceptionnels et très courageux qui ont excellé dans leur travail". Un choix qui entend montrer " ce qu'être journaliste signifie et comment user de votre liberté d'expression même dans les circonstances les plus difficiles et les plus destructrices ".
Nul doute que Maria Ressa sera sensible à cette reconnaissance non seulement de son engagement, mais aussi, voire surtout, de son professionnalisme. Elle qui a entrepris d'exposer la sinistre réalité du régime du président Rodrigo Duterte, autant en démontant ses fake news qu'en ignorant ses intimidations, a vu sa probité et son sérieux mis en doute, notamment dans un procès en diffamation qui lui a valu une condamnation à six ans de prison (elle a fait appel et reste en liberté en attendant le jugement définitif). Le prix Nobel lui rend ainsi justice.
Une jeunesse américaine
Née à Manille en 1963, orpheline de père à un an, Maria Ressa a suivi sa mère, remariée avec un Italo-Américain, aux États-Unis. Adoptée par son beau-père, dont elle prit le nom, elle a grandi dans le New Jersey et étudié la biologie à Princeton, avant de retourner aux Philippines pour y terminer ses études universitaires.
Maria Ressa a commencé sa carrière journalistique à la télévision, d'abord pour une chaîne gouvernementale, People's Television Network 4, puis comme correspondante de CNN à Manille et ensuite à Jakarta. Elle s'est spécialisée dans le terrorisme en Asie du Sud-Est, lui consacrant deux livres (Seeds of Terror et From Bin Laden to Facebook).
Enquête sur les escadrons de la mort
C'est en 2012 que Maria Ressa, qui a aussi la nationalité américaine, entame une nouvelle vie en fondant, avec trois autres femmes et une petite équipe de journalistes, Rappler, un site d'information en ligne. Quand Rodrigo Duterte, le maire de Davao aux méthodes très controversées, prend à 71 ans, le 30 juin 2016, les rênes des Philippines, Rappler va rapidement devenir sa bête noire.
Rare média indépendant dans un pays gangrené par la corruption, Rappler va multiplier les enquêtes sur l'entourage présidentiel et les reportages sur la guerre que Duterte mène contre la drogue - non pas contre les cartels et les maîtres du jeu, mais bien contre les consommateurs et les petits trafiquants, que la police fait exécuter nuitamment par des gangs criminels auxquels elle sous-traite la répression.
Maria Ressa ne cessera dès lors plus d'être inquiétée. "En 2019, j'ai été arrêtée deux fois en cinq ou six semaines, avant d'être emprisonnée. Fin 2019, j'ai dû payer huit fois une caution pour rester libre et travailler. En juin 2020, j'ai été condamnée avec une collègue pour cyberdiffamation à cause d'un article posté huit ans plus tôt. Un article que je n'avais pas écrit et qui a été publié à un moment où la loi qu'on a soi-disant violée n'existait même pas."
Il reste à voir quel sera l’impact du prix Nobel : protégera-t-il Maria Ressa ou attisera-t-il, au contraire, l’hostilité de Rodrigo Duterte et de son clan ? La question est d’autant plus d’actualité que Duterte remettra son mandat en jeu le 9 mai prochain. Il aura notamment face à lui une autre femme, sa vice-présidente, Leni Robredo, 56 ans, en total désaccord avec lui sur une guerre contre la drogue qui aurait fait 30 000 morts.