"J'ai assisté à des scènes très douloureuses à l'aéroport de Kaboul mais, à mes yeux, ces gens n'essayaient pas de fuir les talibans"
À l'origine de l'association Nai Qala, Taïba Rahim se trouvait en Afghanistan au moment de la prise de pouvoir des talibans.
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Publié le 09-10-2021 à 11h43 - Mis à jour le 12-10-2021 à 13h32
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"Je ne peux pas me permettre de douter, je dois agir." Ces mots, Taïba Rahim les répètera à plusieurs reprises au cours de notre entretien. Ils caractérisent parfaitement la détermination de cette Afghane qui a fondé en 2007 l'association Nai Qala, visant à développer le système éducatif dans les régions isolées de son pays natal. Présente à Kaboul au moment de la prise de pouvoir des talibans, Taïba Rahim ne compte pas baisser les bras et veut au contraire redoubler d'efforts pour s'assurer qu'il y ait un avenir pour les femmes en Afghanistan. Si elle reste marquée par les scènes auxquelles elle a assisté cet été, elle ne perd pas foi en son pays. Au contraire... Taïba Rahim est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
Vous vous battez pour que les enfants afghans puissent bénéficier d'un enseignement dans les meilleures conditions possibles. Avez-vous rencontré vous-même des difficultés à aller à l'école?
Je suis née à Ghazni, une province très pauvre du centre de l'Afghanistan, dans le village de Nai Qala. Mon père était berger et ne savait ni lire ni écrire, mais il était visionnaire. Il était persuadé que l'éducation était la seule porte de sortie à la pauvreté extrême et à l'isolement. Il était conscient que la région où nous vivions alors - appartenant aux 80% de terre rurale qui composent l'Afghanistan - n'était pas un endroit où on pouvait envisager un bel avenir. Il a eu cette idée incroyable et tout à fait inhabituelle pour l'époque de quitter cette région pour permettre à ses neuf enfants d'aller à l'école. Pour le bien de notre éducation, nous nous sommes rendus dans une ville du sud du pays.
C'est grâce au choix fait par votre père à cette époque que vous avez pu à terme aller à l'université ?
Oui ! Ma vie n'aurait pas du tout été la même si on n'avait pas déménagé... J'ai été à l'université et j'ai réalisé à quel point j'étais privilégiée, à quel point j'étais différente. La décision de mon père a changé ma vie et celle de mes frères et soeurs. Quand je suis retournée dans mon village natal, j'ai vu à quel point la population était illettrée. À l'époque, il se disait que seulement 4-5% d'Afghans pouvaient lire. Mon père s'est réjoui que nous fassions partie de ces habitants. Mais, surtout, il m'a fait comprendre que je ne devais pas simplement me satisfaire de ma situation, que cette éducation qui m'avait été donnée pouvait me servir pour aider les autres.
C'est ainsi que vous avez décidé de créer l'association Nai Qala en 2007 ?
Tout à fait. J'ai fondé cette association non seulement pour honorer la mémoire de mon père, mais également pour aider mon pays. Je lui ai donné le nom de mon village natal pour différentes raisons. Ça me permet de me rappeler tous les jours qui je suis, d'où je viens, pourquoi je me suis engagée dans ce projet. Ce nom me rappelle la réalité d'une grande partie de l'Afghanistan. Je ne dois pas hésiter une seconde, je dois créer des opportunités pour les Afghans et Afghanes, leur rendre possible ce qui peut paraître impossible.
Quel fut réellement le déclic pour la création de cet organisme destiné à améliorer l'accès à l'éducation ?
Je me suis rendue en 2007 dans ma région. J'ai vu des milliers de filles et de garçons assis à l'extérieur sans toit au-dessus de leur tête mais avec la détermination d'apprendre. J'ai réalisé que l'Afghanistan avait changé, que les Afghans étaient plus sensibles à la question de l'éducation. Ils étaient davantage conscients des bénéfices, que cela leur permettrait de s'extirper de la pauvreté. Comme ce fut le cas pour ma famille. C'est ainsi que j'ai décidé de construire une première école. Après cela, j'ai voulu dépasser les frontières de ma région, je ne voulais pas me contenter d'aider cette partie de l'Afghanistan.
Combien d'écoles avez-vous pu ouvrir à ce jour ?
Nous avons construit 11 écoles et une maternité pour permettre aux femmes de donner la vie dans de bonnes conditions, sans mettre leurs jours en danger. Actuellement, nous travaillons dans trois provinces très rurales et très isolées: Bâmiyân, Daykundi et Ghazni. A travers mes projets, j'ai toujours voulu faire passer un message plus profond: les femmes peuvent jouer un rôle important dans la construction de notre pays, aussi conservateur et traditionaliste soit-il. C'est notre seule manière d'aller de l'avant. Les hommes et les femmes devraient pouvoir travailler main dans la main et se considérer comme étant égaux. C'est le message le plus fort que je veux faire passer à travers ces projets.

Estimez-vous que Nai Qala a rempli les objectifs fixés en 2007 ? Y a-t-il encore beaucoup de travail ?
On est en train d'avancer sur beaucoup de choses, parce la situation évolue en Afghanistan. Il y a deux points importants. Tout d'abord, durant des siècles, l'Afghanistan a été l'un des pays les plus pauvres du monde, surtout ces cent dernières années. Quarante ans de guerre ont complètement détruit le pays. De nombreuses personnes ont perdu la vie et de nombreuses autres ont pris la fuite. Il était difficile de s'atteler à construire un plus bel avenir pour le pays dans ces conditions. A ce niveau-là, il y a encore de nombreuses choses à faire mais il faut rester patient et déterminé. Je suis convaincue que l'éducation a un important rôle à jouer. Surtout dans les zones rurales où on est fortement engagés. Ce sont certes des zones très isolées et très pauvres mais qui sont également très ouvertes d'esprit. Et ça, c'est une énorme opportunité pour nous que je ne pouvais pas manquer. Ensuite, si je m'intéresse plus particulièrement aux objectifs de Nai Qala, je dirais que, oui, on en a déjà atteints quelques-uns: plus de filles vont à l'école, plus de femmes sont engagées dans la société. Je suis fière de pouvoir dire que, grâce à nos 11 écoles, près de 1.000 filles ont pu bénéficier d'un véritable enseignement.
Combien de fois par an vous rendez-vous en Afghanistan ? Avez-vous pu constater une évolution au fil du temps ? Sur quels aspects en particulier ?
Ces 16 dernières années, j'ai vécu six mois en Afghanistan, six mois en Suisse et ainsi de suite. Mais, depuis 2019, je vis presque là-bas. J'ai eu l'occasion de constater de nombreux changements dans le pays. Malheureusement, ces 40 dernières années, il n'y a pas eu beaucoup de stabilité même durant l'intervention de la communauté internationale, qui n'a pas fonctionné du tout. En même temps, de nombreux projets de développement ont été mis en place par la communauté internationale qui ont permis aux Afghans de prendre conscience de leurs droits, ce pour quoi ils devaient se battre: l'éducation pour les jeunes filles et les jeunes garçons. Cette prise de conscience est le changement le plus important que j'ai pu constater au fil des années.
Vous vous trouviez en Afghanistan en juillet, au moment où les talibans ont repris le pouvoir. Comment l'avez-vous vécu ?
Je suis allée voir les développement de nos projets à Daykundi où je suis restée une semaine, vers la fin du mois de juillet. J'ai constaté à quel point le projet était en bonne voie. J'ai pu discuter avec les professeurs et les parents. Le dernier jour, quand je m'en allais, la province était tombée aux mains des talibans qui étaient dans les rues. Il y régnait un calme très étrange. Je n'ai assisté à aucune violence. Tout le monde faisait attention, se demandait ce qui allait se passer, mais c'était très calme. Il n'y avait aucune résistance. Après, nous avons continué notre voyage comme prévu et nous avons pris la route jusque Bâmiyân. La ville n'avait pas encore été prise. Pendant une semaine, j'ai pu visiter nos écoles, nos classes. Le dernier jour à nouveau alors que je quittais Bâmiyân, la ville est également tombée aux mains des talibans. Il n'y a à nouveau pas eu de résistance, tout était très calme. Nous avons pris la route jusque Kaboul. Quelques jours plus tard, la capitale tombait également.
Vous avez alors décidé de rentrer en Suisse. Avez-vous rencontré des problèmes pour quitter le pays ?
Je suis encore restée une semaine puis je me suis rendue à l'aéroport pour partir. J'ai assisté à des scènes très douloureuses. Le regard de ces gens... Selon moi, ils n'échappaient pas au nouveau gouvernement en place, ils étaient à la recherche d'opportunités qui leur ont été promises quand la communauté internationale est arrivée en Afghanistan. Mais la communauté internationale n'y est jamais arrivée. Ces gens qui sont nés pendant la guerre sont désespérés de voir de nouvelles portes s'ouvrir à eux. C'est comme ça que je vois la réalité derrière ce qui s'est passé dans cet aéroport: des Afghans qui ne s'échappent pas mais qui essaient de trouver de nouveaux horizons d'opportunités, de l'espoir. Mais il ne faut pas oublier que, derrière cet aéroport, 40 millions d'habitants étaient incroyablement inquiets, en train de se demander ce qui allait leur arriver.
Avez-vous eu l'occasion de discuter avec certains de ces habitants ? Quelles étaient leurs principales sources d'inquiétudes ?
Les gens se demandaient ce qu'il s'était passé ces 20 dernières années. Mais également et surtout: pourquoi tout le monde s'est soudainement retiré ? Qu'est-il arrivé à toutes ces promesses ? Qu'est-il arrivé au gouvernement mis en place par la communauté internationale, qui s'est simplement effondré ? Tous les membres du gouvernement ont fui. Tout avait disparu en si peu de temps. Ce sont toutes des questions que se posent encore les Afghans. On s'est concentré sur l'aéroport, mais on n'a pas beaucoup abordé ces questions à l'étranger. Ce qui s'est passé à l'aéroport est important, mais ce n'est qu'une petite partie de ce qui se passait dans le pays à ce moment-là.
De ce que vous avez pu constater, les talibans ont-il réellement changé, comme ils le revendiquent ?
C'est tout frais. On ne peut pas encore réellement savoir s'ils ont changé ou pas. C'est prématuré.
Comprenez-vous la crainte des Afghanes de voir leurs droits s'amenuiser ? Pensez-vous que leur vie va être aussi compliquée que sous le précédent régime des talibans ?
Tout à fait. Ces 20 dernières années, les Afghanes ont espéré que la communauté internationale défende leurs droits. Mais qu'est-il arrivé à ce soutien de la communauté internationale ? C'est une question-clé à laquelle j'aimerais avoir une réponse. Maintenant que ce modèle d'intervention internationale militaire a simplement échoué, donnons une chance à la solution afghane. Les choses ont changé comme on a pu le voir à la télévision, les femmes ont le courage à présent de marcher dans les rues face aux talibans pour revendiquer leurs droits. A la place de s'inquiéter du destin des Afghanes, la communauté internationale qui a échoué à les aider auparavant va-t-elle avoir le même courage que ces femmes pour s'asseoir à la table des négociations avec les talibans ? La communauté internationale va-t-elle réussir à poser ses conditions face aux talibans pour le bien de ces femmes qui ont défilé dans les rues ?
Y a-t-il encore un avenir pour les femmes en Afghanistan ?
Il doit y en avoir un. Il doit y avoir une solution afghane pour les hommes et les femmes. Il faut qu'il y ait des discussions pour arriver à cette solution à l'afghane.
Comptez-vous retourner dans votre pays prochainement ?
Oui, dans les jours qui viennent. C'est un moment crucial, il faut tenter de faire entendre notre voix, tenter de discuter. Je dois montrer ma détermination à tous les donateurs. J'en rencontre beaucoup ces derniers jours et, ensuite, je pars en Afghanistan. Il faut plus que jamais apporter notre soutien aux filles et femmes afghanes.
Avez-vous peur ?
Oui, bien sûr que j'ai peur. Mais j'éprouve la même peur depuis des années quand je vais en Afghanistan. Déjà bien avant l'arrivée des talibans au pouvoir. Ca a toujours été la guerre, l'instabilité, l'insécurité. Et il n'y a pas que les soldats, il y a aussi ceux qui veulent faire la loi dans leur quartier. Je me demande souvent ce qu'il va se passer. Mais je n'ai pas le luxe de douter. Quand on est engagés, il faut y aller. Quand je vois que je peux aider ces filles, je ne me pose pas de questions, je me dis que je dois y aller. Mais bien entendu, je fais toujours très attention, j'évite de prendre des risques inutiles. J'essaie de rester intelligente, de m'adapter. Même si parfois je dois me cacher sous une burqa pour passer inaperçue. Mon but est d'atteindre des petits villages. Pour les atteindre, je dois parfois faire profil bas.
La vision de la société que véhicule Nai Qala ne semble pas vraiment compatible avec l'idéologie des talibans...
C'est exactement ce qui rend les choses encore plus intéressantes ! C'est le moment où il faut qu'on ait un impact, qu'on puisse faire évoluer les choses. Les membres du personnel de Nai Qala ont été à la rencontre du nouveau gouvernement pour décrire notre projet, ce que nous faisions actuellement. Tout s'est très bien passé. On leur a dit de continuer leur travail normalement. Il y a quelques jours, mon équipe a eu une entrevue avec le ministre de l'Education à Kaboul. Il a accueilli notre projet les bras ouverts et a signé les documents qu'il fallait. On peut donc dire que pour le moment on a d'assez bons retours de la part du nouveau gouvernement qui nous encourage plutôt à continuer le travail.

Avez-vous réussi à conserver toutes vos écoles ouvertes depuis juillet ? Y a-t-il eu des changements dans la façon de donner cours ?
Tout à fait. Nos onze écoles sont ouvertes. Les talibans ont récemment annoncé que les filles pouvaient retourner à l'école. J'ai l'espoir que cela se fera. C'est la seule façon dont peuvent évoluer les choses.
Redoutez-vous que les enfants d'aujourd'hui grandissent avec l'idéologie talibane ? Qu'ils soient une génération perdue ?
C'est une réalité. La guerre liée à la Russie a fait de nombreux orphelins. C'était une aubaine malheureusement pour certains qui ont utilisé ces jeunes garçons, les ont entraînés et leur ont enseigné des concepts religieux très stricts. C'est comme ça qu'on en a fait des talibans. Quand la Russie a quitté l'Afghanistan, c'était le chaos. Ces enfants ont fini entre les mains d'extrémistes et désormais sont au pouvoir. On ne peut pas savoir comment la situation va évoluer à présent. Mais il faut que les choses changent petit à petit, à travers notamment l'éducation et la négociation. Les talibans ont pris le pouvoir il y a plus d'un mois. C'est une illusion de penser qu'ils vont avoir un modèle parfait pour diriger le pays. Après toutes ces décennies de guerres et d'instabilité, on ne peut pas s'attendre à ce que, du jour au lendemain, tout soit parfait. Les Afghans et Afghanes ont besoin de stabilité pour pouvoir ensemble construire l'avenir de leur pays. Tout le monde a sauté de joie quand la communauté internationale est intervenue dans le pays, mais ça n'a pas marché. Maintenant quelles sont nos autres solutions ? La solution afghane.