"Après, il ne restera que la mort" : le cri de désespoir afghan
Des Afghans sont prêts à vendre un enfant ou un rein pour survivre dans un pays en pleine crise humanitaire.
Publié le 29-12-2021 à 13h30 - Mis à jour le 30-12-2021 à 10h07
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Ils sont arrivés de loin, armés de tentes multicolores et d’enfants inconsolables, pour finalement échouer au bord de la route, à même le sol rocailleux. Depuis deux semaines, Abdul Wakeel, 50 ans, sa femme, Golafroz, et leurs trois enfants dorment sur une bâche grise dans le quartier de Bagh-e-Mellat, aux côtés de centaines d’autres familles. À Ghor, leur province d’origine, ils ont tout vendu - à commencer par la vaisselle et les tapis - pour obtenir un peu d’argent liquide et acheter à manger. Lorsqu’il n’y eut plus rien à vendre, il ne restait que l’exode, à la recherche désespérée d’un soutien humanitaire à Herat, la troisième plus grande ville du pays, dans le nord-ouest de l’Afghanistan.
"Vous voulez acheter nos enfants ?"
"La dernière chose qu'il nous reste, ce sont nos enfants", lâche Abdul Wakeel en agrippant sa fille Sargul, 5 ans. "Est-ce que vous voulez l'acheter ?" Il y a encore quelques mois, ce père n'aurait jamais osé poser cette question, mais la crise a plongé certaines familles dans une détresse immense. "Une fois qu'on aura vendu nos filles et toutes nos affaires, on verra ce que Dieu nous réservera. Et après il ne restera que la mort", annonce-t-il.
L’Afghanistan serait aujourd’hui au seuil de l’une des pires crises humanitaires au monde. Selon les Nations unies, plus d’un Afghan sur deux pourrait bientôt se retrouver en situation d’insécurité alimentaire aiguë.
Des patrouilles de talibans effectuent des rondes dans la zone, sirènes hurlantes. Mais ils ne semblent pas être là pour venir en aide à ces familles. "Les mendiants ont l'habitude de ne pas travailler et de recevoir de l'argent gratuitement. Les réfugiés font pareil. La guerre est terminée, il n'y a pas de raison de fuir", estime un combattant islamiste en ponctuant son verdict d'un crachat sur le sol. "Nous ne pouvons rien faire pour vous, partez !", intime-t-il à un père de famille.
Soudainement, d'autres talibans débarquent, visiblement mécontents de la présence de journalistes occidentaux, qui pointent l'étendue de leur impuissance face à l'ampleur de la crise humanitaire. "Supprimez toutes vos images. Quand on dit stop, ça veut dire que c'est interdit !", assène l'un d'eux.
Trafic d’organes
Dans la bourgade de Dasht-e-Katistan, située en périphérie d'Herat, le maire, Shahsawar, assure qu'ici personne ne cherche à vendre ses enfants, malgré la situation de plus en plus précaire de ces villageois. Mais il existe un marché plus juteux encore : le commerce d'organes. "Je me suis rendu dans une clinique privée il y a deux semaines pour mettre l'un de mes reins en vente. Ils ont pris mes coordonnées et ont dit qu'ils me rappelleraient", confie Aref, 35 ans, père de quatre enfants. "À cause de la pauvreté et du manque d'opportunités d'emplois, je n'ai pas d'autre choix. Car il est hors de question que je vende l'un de mes enfants, je préfère me sacrifier", insiste ce maçon, au chômage depuis quatre mois.
Herat est depuis des années déjà une plaque tournante du trafic d'organes, encouragé par des cliniques de transplantation peu scrupuleuses. Ce qu'Aref ignore, c'est que les talibans ont récemment interdit à ces centres médicaux de continuer leurs opérations. Il conservera ses deux reins. "J'ai 65 ans et en toute une vie, dont 40 ans de guerre, je n'ai jamais vu une telle situation", se désole le maire Shahsawar en fronçant ses yeux fatigués.
Aides internationales gelées
Ce qui rend cette crise si alarmante, c’est la multiplication des facteurs aggravants. L’hiver arrive, l’économie est en berne, la sécheresse affame les zones rurales et les aides étrangères ont été gelées du jour au lendemain suite à la prise de pouvoir des talibans le 15 août, de même que les réserves brutes de la Banque centrale afghane détenues aux États-Unis. Un scénario catastrophe pour un pays qui survivait sous perfusion. Sous le gouvernement déchu d’Ashraf Ghani, 43 % du PIB provenait de l’aide étrangère, selon la Banque mondiale.
"On a vu 20 ans de développement s'effondrer devant nos yeux", assène Isabelle Moussard Carlsen, cheffe de bureau en Afghanistan de Ocha, l'agence des Nations unies chargée de la coordination humanitaire. Elle met en garde contre un effondrement du système de santé afghan. "Le temps est compté pour la population et l'aide humanitaire ne suffira pas, c'est très clair. Il faut un soutien rapide, massif et efficace", insiste cette responsable.
Un prêt pour un paquet de farine
L’un des marqueurs les plus inquiétants de cette crise est la résurgence de la malnutrition. Dans une clinique tenue par Médecins sans frontières dans le centre d’Herat, le personnel soignant a constaté une augmentation de 70 % du nombre de cas par rapport à la même période l’année dernière. Ici on traite la malnutrition aiguë chez des enfants de 0 à 5 ans qui ont des complications telles que la pneumonie, la diarrhée ou encore la rougeole.
"Nous avons des mères qui souffrent elles-mêmes de malnutrition et qui n'arrivent pas à allaiter leurs bébés", précise Gaia Giletta, l'infirmière en chef, coiffée d'un voile rose. L'Afghanistan serait aujourd'hui au bord d'une famine massive qui menace de tuer un million d'enfants cet hiver - un bilan plus lourd encore que le nombre total d'Afghans qui auraient été directement victimes de la guerre ces 20 dernières années.
Le petit Omid, 2 ans et demi, souffre de malnutrition à cause d'un problème à l'œsophage. Il aurait besoin de se faire opérer, mais sa famille n'a pas les moyens de l'hospitaliser à Kaboul. Tajwar, la grand-mère, veille sur lui jour et nuit. "Avant, la situation était bonne, il n'y avait pas de sécheresse et nous pouvions vivre de l'agriculture. Mais maintenant, à cause des sécheresses, tout est tari et nous n'avons plus rien", se désole-t-elle. "Hier, nous avons dû contracter un prêt juste pour pouvoir acheter un paquet de farine."