"Des gens ont défoncé une partie du mur, persuadés que le Président y avait caché de l’or": comment les protestataires ont investi le palais présidentiel au Sri Lanka
En occupant le palais, les protestataires ont poussé Rajapaksa à la démission. Reportage.
Publié le 15-07-2022 à 13h45 - Mis à jour le 18-07-2022 à 20h53
Les trois pancartes en bois fraîchement peintes trônent au-dessus de l'entrée : "Musée public", lit-on en langues anglaise, cinghalaise et tamoule. Voilà six jours que le mouvement Gota Go Gama (Gota rentre chez toi) a pris possession du palais présidentiel à Colombo. Afin d'arracher la démission du président Gotabaya Rajapaksa, les manifestants ont aussi saisi le secrétariat de la présidence à quelques pâtés de maisons. "Nous encourageons la population à venir visiter les lieux", explique Yasith, un militant de 25 ans qui appartient au groupe chargé de protéger les lieux des dégradations.
Le palais a l’allure d’un musée gratuit où l’on rentre et sort comme dans un moulin. Passé l’entrée, le tapis rouge file entre les murs décorés de beaux tableaux qui retracent l’histoire nationale. Ici, c’est une audience accordée par l’un des souverains du Sri Lanka au représentant néerlandais en 1656. Là, c’est une bataille retraçant la prise d’assaut d’un fort en 1587 lors d’une guerre entre deux royaumes de l’île. Le visiteur tombe ensuite sur un grand escalier affublé de quelques pancartes : "Ce que vous voyez ici, c’est l’argent de tous. Ne détruisez rien", "ce lieu est ancien, préservez-le". Au premier étage, des fauteuils ont été disposés pour barrer l’accès à certains couloirs. Des pièces sont fermées de l’intérieur. Des jeunes déployés en grappe veillent à ce que les touristes ne franchissent pas les barrières.
Ces précautions en disent long sur le degré d'organisation du mouvement Gota Go Gama. Cette coalition d'associations et de syndicats manifeste depuis plus de trois mois pour obtenir une réforme du régime présidentiel et éradiquer les magouilles du marigot politique dans ce pays où le Parlement est surnommé "la maison des voleurs".


"Ce lieu appartient au peuple"
Angelo Qulasuriya, un graphiste de 38 ans, n'est pas peu fier de l'ordre qui règne au palais. Sa casquette vert kaki et son t-shirt noir lui donnent une allure de petit soldat. C'est lui qui, avec une poignée de camarades, supervise la surveillance. "Je crois que c'est la première fois dans l'histoire des révolutions qu'un lieu de pouvoir est saisi sans être dégradé ni incendié. Même aux États-Unis, quand les manifestants ont envahi le Congrès en janvier 2021, ils l'ont saccagé", clame-t-il fièrement avant que sa mémoire ne fasse remonter les détails de la conquête du palais.
"Nous sommes entrés le 9 juillet vers 14 h. Les forces de sécurité ont ouvert le feu pour nous repousser. Trois personnes ont été blessées. Mais ce jour-là, des centaines de milliers de Sri Lankais ont déferlé sur Colombo et la pression de la foule était trop forte. J'ai vu quelques membres de l'armée ou de la police jeter leur casque en disant 'je ne veux plus faire ce boulot'. La marée humaine était telle qu'on n'a pas pu empêcher quelques dégradations et vols. Certains, qui n'ont plus d'électricité depuis que la crise des réserves de change s'est aggravée au printemps, étaient ulcérés de voir que la salle de bain du président était climatisée. Des tables, des chaises ont été cassées. Vous voyez cette pièce ici ? Des gens ont défoncé une partie du mur, persuadés que le Président y avait caché de l'or." L'ordre est rétabli dans la soirée lorsque les cadres du mouvement ordonnent la fermeture des bureaux, de la chambre présidentielle et de certaines parties au public. "Nous avons déployé des gars dehors pour que la foule qui voulait entrer fasse la queue", poursuit Angelo. Le Gota Go Gama est chapeauté par un comité de 55 membres issus des associations et syndicats qui le composent et qui décident à l'unanimité.
Pour Angelo, protéger le palais est un devoir patriotique. "C'est une propriété publique, un lieu d'histoire. Il appartient au peuple sri lankais. Ici, il y a des œuvres d'art, des objets précieux, du mobilier de bureau à préserver" insiste-t-il. L'ambiance de foire des premiers jours a laissé la place à un calme olympien. La piscine, prise d'assaut par des manifestants hilares la semaine dernière, est déserte. Seule touche d'humour dans cette ambiance disciplinée : on a converti les paniers en plastique qui recueillaient le linge sale du président Rajapaksa en poubelles.



Lassitude généralisée
Les vigiles du mouvement Gota Go Gama ne veillent pas sur le palais tout seuls. Des policiers, des paramilitaires et des soldats sont déployés sur le site. Beaucoup coulent un regard bienveillant ou indifférent sur les curieux qui vont et viennent. Leur attitude illustre la lassitude d'une partie des forces de sécurité à l'égard de l'élite politique. Un jeune policier en patrouille confie son empathie, sourire aux lèvres : "Nos ordres sont de regarder si tout se passe bien. Est-ce que je soutiens les manifestants ? Oui. Nous avons les mêmes problèmes qu'eux."
Jeudi après-midi, les manifestants ont finalement consenti à évacuer les lieux, laissant les forces de l’ordre bloquer les accès et déployer une importante présence policière aux abords.
Le régime du président Rajapaksa et de son frère Mahinda a été incapable d’empêcher le déclin des réserves de change entamé fin 2021 et qui s’est mué, au printemps, en une récession économique d’une violence inédite dans l’histoire de l’île. Privée de dollars, la Banque centrale ne peut plus assurer le paiement des importations de carburants, de gaz, de médicaments et de certains aliments de base. La plupart des bus, camions et voitures restent au garage, faute d’essence. L’économie est paralysée. L’inflation, qui a atteint 54 % le mois dernier, empêche nombre de Sri Lankais de manger à leur faim. Tous ces facteurs alimentent le discrédit d’une classe politique qui n’arrive pas à sortir le pays du marasme.
Jeudi, la presse sri lankaise a annoncé la fuite du président à Singapour après une escale aux Maldives. Le Premier ministre devenu président par intérim, Ranil Wickremesinghe, a ordonné le couvre-feu dans la capitale. En vain. Il n’a aucune autorité. La population exige aussi sa démission. Le Parlement, censé élire un nouveau président et œuvrer à la formation d’un gouvernement d’union, tarde à agir. La séance de vendredi a été annulée. La Constitution stipule que le scrutin législatif pour désigner un nouveau chef de l’État ne peut avoir lieu tant que le Président n’aura pas remis sa démission à celui du Parlement. Or, avant de fuir à l’étranger, Gotabaya Rajapaksa n’a pas rédigé sa lettre de départ. Et le temps politique reste suspendu.