Sri Lanka: autopsie d’une révolution qui a renversé le clan Rajapaksa
A peine investi, le nouveau Président a employé la force contre les protestataires. L'indignation internationale pèse déjà sur les chances d'une sortie de crise de l'île. L'avenir de cette contestation citoyenne inédite est incertaine.
Publié le 24-07-2022 à 08h05
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/VQZWKNELHVEPDCWGE5ETSFBVQM.jpg)
Difficile de ne pas penser à Jésus quand on tombe sur le père Jeevantha Peiris. L’homme vous accueille de son éternel sourire désarmant, glissé dans sa soutane blanche en coton élimé parcourue de quelques taches et enserrée par une pauvre bande de tissu noir. Jamais un mot plus haut que l’autre. Ses mains bougent lentement quand il parle. Ses cheveux qui courent jusqu’aux épaules et sa barbe complètent le tableau.
Son existence ressemble à celle des saints du catéchisme. Prêtre catholique d’une trentaine d’années, il a longtemps prêché à Ratnapura, à 80 km au sud-est de Colombo, parmi les Tamouls d’origine indienne. Cette communauté, descendante des travailleurs des plantations qui ont émigré du sud de l’Inde aux XIXe et XXe siècles, est parmi les plus pauvres de l’île. Aujourd’hui, Jeevantha Peiris est l’une des figures du mouvement "Gota Go Gama" (Gota rentre chez toi) qui a chassé du pouvoir le président Gotabaya Rajapaksa, son frère, le Premier ministre Mahinda Rajapaksa, ainsi que leurs proches qui tenaient la plupart des ministères. Gotabaya Rajapaksa a démissionné le 14 juillet, moins de trois ans après son élection.
Des pics de colère à une coalition informelle
"Les Tamouls indiens sont des citoyens de seconde zone. J'ai vécu parmi eux pour contribuer à leur émancipation sociale et politique, explique le père Jeevantha. Puis quand l'inflation et la crise ont émergé, les familles n'arrivaient plus à se nourrir. Les enfants, affamés, tombaient malades. J'ai pris conscience que je devais contribuer à changer le système." Voilà alors deux ans que le Sri Lanka glisse vers le marasme économique. Pour relancer la croissance, le gouvernement Rajapaksa avait enclenché des baisses d'impôts en novembre 2019 qui ont aggravé le déficit. L'interdiction décrétée en avril 2021 d'importer des engrais chimiques et le passage brusque à l'agriculture biologique ont été catastrophiques pour les récoltes. Les réserves de la Banque centrale baissent jusqu'à ne couvrir qu'un mois d'importations en janvier. Les pénuries de carburant, de gaz et de lait en poudre commencent. Des manifestations éclatent en mars.
"Les premiers pics de colère étaient spontanés, comme lorsque des centaines de gens ont protesté contre les coupures d'électricité devant la résidence du Président le 31 mars", raconte Vrai Balthazar. Cette ancienne journaliste est affiliée à la Socialist Youth Union, la branche jeunesse d'un parti marxiste qui a rejoint le mouvement Gota Go Gama à ses débuts. Buwanaka Perera, 26 ans, fait partie de ces manifestants entraînés dans le bouillon de la protestation par les circonstances. "Début avril, je suis tombé sur un appel lancé par des internautes de la région de Kandy sur les réseaux sociaux à descendre dans les rues. Le 4, je suis donc allé place de l'Indépendance à Colombo. Il y avait des milliers de gens et j'ai sympathisé avec quelques jeunes que je n'ai plus quittés."
Le ras-le-bol sur la Toile et le pavé convainc associations apolitiques, syndicats professionnels et organisations de jeunesse politisées de travailler ensemble. Parmi eux, on trouve la Fédération étudiante interuniversités (IUSF), le Black Cap Movement, une bande d'activistes libéraux qui milite sur les réseaux sociaux, etc. "Début avril, ces groupes issus de la société civile, ainsi que des influenceurs et des célébrités, ont pris contact entre eux", se souvient Vrai Balthazar. "C'est comme ça que j'ai pris part au mouvement. Dans la mouvance des organisations de défense des droits de l'homme, tout le monde me connaît", témoigne le père Jeevantha. Une coalition informelle naît. Ce petit monde s'accorde pour camper sur Galle Face le 9 avril, une esplanade adjacente au secrétariat de la présidence, sur le front de mer à Colombo.
"Quand la décision d'occuper Galle Face a été prise, j'ai suivi le mouvement avec ces jeunes que j'avais rencontrés place de l'Indépendance. Nous étions une quinzaine de garçons et de filles et on s'est rendu compte qu'il fallait une infrastructure, détaille Buwanaka Perera. On a fait une liste des produits essentiels : papier toilette, eau, parapluies, imperméables que nous sommes allés acheter et qu'on a chargés sur le pick-up d'un ami. Ensuite, nous avons posté des vidéos et des photos sur les réseaux sociaux pour demander aux gens de nous fournir ces produits essentiels, puis de la nourriture, des biscuits surtout. Des internautes ont envoyé des tentes. Ça venait de partout. La classe moyenne, les foyers aisés, des chefs d'entreprise… J'ai vu des chauffeurs de touk-touk apporter un paquet de biscuits. Les gens collaient des mots sur leurs dons pour nous encourager." Des règles sont instaurées. "On a mis en place un système d'enregistrement des tentes avec des numéros et le nombre de personnes qui y dorment. Tout est consigné à notre bureau administratif sur Galle Face qui délivre une carte d'identification. Chaque abri reçoit des rations en fonction du nombre d'occupants", décrit Buwanaka Perera qui gère l'intendance avec trente volontaires.
Recrutement, unité et persévérance
Le mouvement pour chasser les Rajapaksa se structure peu à peu autour de ces questions logistiques. "C'est comme ça que nous avons appris à coexister sur cette esplanade et à travailler ensemble. On négociait l'espace que chacun allait occuper", décrypte Vrai Balthazar. Gota Go Gama (GGG) s'accroche sur Galle Face comme une moule à son rocher tant que le régime présidentiel, propice au népotisme et à la corruption, n'aura pas été réformé.
"Nous avons scruté la révolution du Maïdan en Ukraine et le mouvement des parapluies à Hong Kong", conte Chameera Jeewantha Dedduwage, 36 ans, employé dans une société de marketing qui dirige le Black Cap Movement. Il précise : "Nous avons retenu trois leçons. D'abord, notre mobilisation doit rester pacifique, pour ne pas offrir de prétexte pour nous réprimer et atteindre une masse critique. Il faut recruter du monde dans toutes les couches de la société. Ensuite, il faut rester uni. À Galle Face, tout le spectre politique et idéologique est représenté. Il y a des gens de droite comme de gauche. Il faut trouver un socle commun. Si on se divise, les Rajapaksa s'en serviront contre nous. Enfin, la clé du succès, c'est la persévérance. Il faut être patient, très patient."
Voyant son trône menacé, le clan Rajapaksa et son parti, le SLPP, mobilisent des hommes de main. Le 9 mai, ceux-ci attaquent le campement pour déloger les manifestants qui ripostent et les repoussent. "Cette nuit du 9 mai a été un tournant. Les organisations du GGG ont compris qu'elles devaient coordonner leurs ressources et leurs actions pour résister au cas où le pouvoir lancerait une répression de grande ampleur", ajoute Vrai Balthazar.
Trouver une expression politique
Le GGG créé alors une assemblée d'une cinquantaine de membres issus de la trentaine d'organisations qui le composent. Les débats sont modérés par le père Jeevantha Peiris et deux moines bouddhistes. "Nous ne décidons rien sans consensus. Une séance peut durer jusqu'à 12 heures, s'étaler sur plusieurs jours. Il nous a fallu des semaines pour tomber d'accord sur un plan d'action en six points", confie Jeevantha Peiris. Le document adopté le 5 juillet exige, outre le départ de Gotabaya Rajapaksa, la démission du Premier ministre et désormais Président élu par le Parlement Ranil Wickremesinghe. Il demande une réforme des impôts pour concentrer la pression fiscale sur les foyers aisés, la fin du régime présidentiel, l'instauration d'une démocratie participative…
Sur Galle Face, la confiance éclaire les visages d'autant que l'organisation mise en place permet de tenir. "Nous avons l'appui des monastères et des séminaires bouddhistes, de l'Église catholique srilankaise, du clergé musulman et hindou. Sans oublier la diaspora. Les Srilankais de l'étranger envoient de l'argent à leurs familles qui s'en servent pour acheter le ravitaillement", détaille Buwanaka Perera.
Enfin, le GGG exige des élections pour renouveler le Parlement et réformer le système. Car c'est la corruption autour des grands travaux des années 2010, financés par des prêts chinois et étrangers, qui a motivé des chantiers coûteux et superflus, plongeant le pays dans le surendettement. Mais cette revendication pose la question de l'entrée en politique des figures du GGG, divisées sur ce point. "Tous les politiciens sont corrompus par nature. Le Gota Go Gama ne doit pas devenir un parti et siéger au Parlement", estime le père Jeevantha Peiris, qui admet malgré tout que certains de ses camarades ne cachent pas leurs ambitions politiques.