Ce qui se cache derrière la censure d'un documentaire de la BBC en Inde
Le film remet en lumière le rôle controversé de Narendra Modi dans le pogrom antimusulman du Gujarat en 2002. La censure officielle illustre la montée de l’autoritarisme en Inde et le culte de la personnalité dont bénéficie le premier ministre nationaliste hindou.
Publié le 27-01-2023 à 19h01 - Mis à jour le 27-01-2023 à 19h02
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Vingt-et-un ans après le pogrom du Gujarat, le rôle de Narendra Modi dans les violences continue de faire couler beaucoup d’encre. Le 17 janvier, la BBC a diffusé le premier épisode d’un documentaire en deux parties sur l’ascension politique du premier ministre. India : The Modi Question relate “les tensions entre les hindous et la minorité musulmane en Inde, et explore la stratégie politique de M. Modi autour de ces tensions”, précise la chaîne anglaise. Le deuxième épisode a été diffusé le 24 janvier.
Dans le premier volet, la BBC dévoile un câble rédigé en avril 2002 par le ministère britannique des Affaires étrangères. Fruit d’une enquête réalisée par des diplomates qui se sont rendus au Gujarat, le câble rapporte des viols systématiques, conclut à un “nettoyage ethnique” et indique que Modi, alors le chef de cet État dans l’ouest de l’Inde, aurait ordonné à la police de laisser les milices hindoues attaquer les musulmans. Le pogrom avait fait 2000 morts. Narendra Modi a toujours nié avoir ordonné à la police de ne rien faire. Il n’a jamais été jugé. Un arrêt de la Cour suprême a clôturé les poursuites des ONG contre le chef de file de la droite fondamentaliste hindoue en août 2022.
Un arrêt de la Cour suprême a clôturé les poursuites des ONG contre le chef de file de la droite fondamentaliste hindoue en août 2022.
Le documentaire n’a pas été diffusé en Inde. Mais, le 20 janvier, le ministère de l’Information a ordonné à Twitter et YouTube de l’effacer et de supprimer tous les liens qui y renvoient. Le gouvernement a invoqué la raison d’État. Le film “nuit à la souveraineté et à l’intégrité de l’Inde”, ont justifié des hauts fonctionnaires dans la presse. Les autorités ont utilisé l’article 16 d’un décret en vigueur depuis février 2021 qui permet au gouvernement de “bloquer l’information en cas d’urgence". Si la décision d’interdire le documentaire peut être contestée devant la justice, elle a pu être prise sans que la BBC, ni YouTube ni Twitter n’aient été entendus au préalable. En outre, la censure a été appliquée sur la base d’un texte qui n’a pas été soumis au Parlement.
Un culte de la personnalité
Le cadre légal utilisé témoigne de la montée de l’autoritarisme en Inde. En invoquant la souveraineté nationale alors que les faits exposés par la BBC remontent à une période où Narendra Modi n’était pas le chef de l’exécutif, le gouvernement paraît signaler que le nationaliste hindou est l’État, voire qu’il personnifie la nation. Un ministre du gouvernement, Vellamvelly Muraleedharan, a qualifié les initiatives de certains partis et syndicats de projeter le film en public d'“antinational”.
La réaction officielle illustre l’importance que l’appareil d’État accorde au culte de la personnalité de Narendra Modi. La figure de Modi est centrale pour son parti, le BJP, car les électeurs votent pour le Premier ministre avant tout, permettant à la droite hindoue d’accumuler les victoires électorales depuis huit ans.
Le ministère des Affaires étrangères indien a dénoncé une “propagande” et condamné le film pour son “manque d’objectivité” et son caractère “colonialiste”. La direction de l’université publique Jawaharlal Nehru, à New Delhi, a interdit une projection organisée sur le campus le 24 janvier par un syndicat étudiant et menacé les organisateurs d’une sanction disciplinaire. Ces derniers ayant décidé de passer outre, l’électricité a été coupée le soir de la projection. Et quand des étudiants de l’université Jamia Millia Islamia de Delhi ont tenté de montrer le documentaire en public, le ministère de l’Intérieur a déployé des forces antiémeutes, arrêté treize personnes et fermé l’accès au campus le 25 janvier.
La censure a dopé la notoriété du documentaire alors que les informations de la BBC sur l’implication présumée de Narendra Modi dans le pogrom ne sont pas nouvelles. Une commission d’enquête composée de juges retraités, d’un ancien officier de police et de professeurs d’université avait compilé 2000 témoignages dans un rapport de 550 pages en 2002, et conclu à la responsabilité de Narendra Modi. La polémique autour du film fait la Une de la presse et des réseaux sociaux. Des projections ont eu lieu dans des universités à Hyderabad et Calcutta ces derniers jours. Le parti du Congrès et le parti communiste indien marxiste en ont aussi organisé au Kerala, un État du Sud dirigé par une coalition de gauche. En dépit de l’interdiction, les internautes peuvent voir le film sur des sites de streaming illégaux.