Comment le commerce entre l'Inde et la Russie explose grâce aux sanctions liées à la guerre en Ukraine
Moins d’un an après l’invasion de l’Ukraine, Moscou est devenu le cinquième partenaire commercial de New Delhi. L’Inde a pris des mesures pour contourner les sanctions financières.
Publié le 02-02-2023 à 15h01
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Voilà plus de quatre ans que Fauzan Alavi exporte de la viande congelée en Russie. Directeur général d’Alama Sons, un groupe agroalimentaire basé à Bombay, il regarde le marché russe avec gourmandise : “il y a un énorme potentiel à saisir”. L’invasion de l’Ukraine l’an dernier a pourtant failli bloquer tout accès à la Russie. Les sanctions sont tombées en cascade dès la fin février. Le transport de marchandises et les paiements en ont été perturbés. “On n’arrivait plus à honorer les commandes durant les premières semaines”, se souvient Fauzan Alavi qui ajoute : “nos ventes ont retrouvé leur niveau d’avant février 2022. Les commandes partent du port de Bombay à destination de Saint-Pétersbourg. Notre banque [indienne], HDFC, crédite le paiement de nos clients russes en roupie sur notre compte.”
Son témoignage en dit long sur la manière dont New Delhi et Moscou ont remis leurs échanges sur les rails malgré les sanctions qui frappent individus et entités russes. Au début de l’attaque sur l’Ukraine, les envois de marchandises indiennes sont divisés par quatre, s’effondrant à 79 millions de dollars en mars 2022. Puis le flot reprend au fil des mois. En novembre, il a presque retrouvé son niveau d’avant-guerre en dépassant les 300 millions de dollars.
Paiements en roupie
Ce phénomène s’explique notamment par les efforts de la Banque centrale indienne (RBI) pour fluidifier les virements. Les Occidentaux ont exclu les principales banques russes du système Swift qui facilite les flux financiers. La RBI a donc encouragé une alternative : elle autorise les banques russes à ouvrir des comptes en roupies en Inde ainsi que les paiements dans sa devise nationale. Le ministère indien du commerce, dans un email adressé aux milieux d’affaires le 6 décembre, a dévoilé une liste de dix banques qui ont obtenu le feu vert de la RBI. Trois, Gazprombank, Sberbank et VTB, ont des comptes dans leur succursale en Inde ou chez la banque publique indienne UCO Bank, bien qu’elles soient sous le coup de diverses sanctions occidentales. Les autres qui y échappent, comme JSCB Soyuz ou Tinkoff Bank, ont été accueillies par des banques locales ayant des intérêts en Occident. Grâce à ces comptes, les exportateurs et importateurs indiens sont réglés, et payent leurs partenaires russes, en roupie.
Les marchandises empruntent surtout trois itinéraires : “les exportations transitent en Turquie où de nombreuses sociétés russes sont implantées. D’autres passent par le port de Bandar Abbas, en Iran, et remontent par la route et le rail vers la Russie”, explique Ajay Sahai, directeur général de la Fédération des exportateurs indiens. D’autres encore, comme celles d’Alama Sons, quittent Bombay par la mer direction Saint-Pétersbourg. “Exporter vers la Russie ne pose pas de problème tant que vous vendez des biens à des clients et via des banques qui ne sont pas sous sanctions”, indique Ajay Sahai.
Nourriture, médicaments et munitions
L’Inde exporte surtout des produits alimentaires et des médicaments. Plus étonnant, le registre du ministère indien du commerce fait apparaître huit millions de dollars de munitions exportées sur les huit premiers mois de l’exercice 2022-2023, qui commence en mars. En novembre, l’agence Reuters révélait aussi que Moscou avait soumis au gouvernement indien une liste de plus 500 articles que le pays voulait se procurer, en particulier des pièces détachées automobiles, aéronautiques et pour la métallurgie. “On s’échange tout le temps ce genre de listes. Cela fait partie de notre coopération économique et technique”, précise le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Arindam Bagchi.
L’Inde n’est qu’un petit fournisseur : ses exportations représentaient 1 % du total des importations russes en 2021. Moscou, en revanche, s’est hissé au rang de premier fournisseur de l’Inde pour son pétrole depuis trois mois grâce aux rabais qu’elle propose. Et avec 30 milliards de dollars d’échanges, la Russie est devenue le cinquième partenaire commercial de l’Inde sur les huit premiers mois de l’exercice 2022-2023. Problème : le déficit commercial indien vis-à-vis la Russie a été multiplié par quatre, à 27 milliards de dollars.
Loin de participer aux sanctions, le gouvernement indien s’active pour rééquilibrer sa balance commerciale, un enjeu que le ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar a martelé durant sa visite à Moscou en novembre. “J’ai évoqué la nécessité de trouver des solutions pour lever les obstacles qui gênent la hausse des exportations indiennes”, a-t-il déclaré après son entretien avec son homologue Sergey Lavrov. Les liens commerciaux n’ont pas fini de se resserrer.