"La Chine instrumentalise la guerre en Ukraine : Xi Jinping envoie un message aux Occidentaux"
Selon Thierry Kellner (ULB), "pour la Chine, le scénario idéal serait que la Russie dépende encore plus d’elle sans que le régime ne s’effondre".
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- Publié le 27-05-2023 à 11h45
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Il aura fallu attendre plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine pour que le président chinois décide de s’entretenir avec son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky. Xi Jinping n’a toutefois pas condamné l’invasion russe. "Pékin exploite Moscou tout en évitant de la fâcher", souligne Thierry Kellner. Ce spécialiste de la Chine, maître de conférences à l’ULB, apporte son analyse sur la position ambiguë et les "intérêts contradictoires" de la République populaire. Interview.
Comment expliquer l’ambiguïté de la position chinoise sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?
La Chine déclare être neutre mais, dans les faits, elle favorise Vladimir Poutine. Il a d’ailleurs fallu très longtemps pour qu’elle prenne contact avec le président Zelensky ou qu’elle envoie un représentant en Ukraine. L’asymétrie des relations entre la Chine et la Russie s’est approfondie. Poutine n’a plus tellement de possibilités de partenariats en dehors de la Chine en matière économique, énergétique… Pékin exploite donc Moscou tout en évitant de la fâcher afin de conserver cette relation. Mais la Chine évite aussi de tomber sous le coup des sanctions occidentales. Elle reste donc prudente, elle ne franchit pas certaines lignes rouges et évite par exemple de fournir des équipements militaires à grande échelle. Par contre, elle se permet d’envoyer des choses utiles à l’armée russe, comme des microprocesseurs. Pour la Chine, le scénario idéal serait que la Russie dépende encore plus d’elle sans que le régime ne s’effondre.
Dans le nouveau paquet de sanctions que la Commission européenne propose de prendre contre la Russie, huit compagnies chinoises et de Hong Kong sont visées car elles réexportent des biens sensibles vers la Russie. Est-ce une vraie menace européenne ?
Oui, c’est une vraie menace car les Occidentaux veulent limiter la possibilité pour la Russie de trouver de l’approvisionnement pour continuer sa guerre. Les sanctions occidentales pèsent sur les capacités russes, mais pas encore suffisamment pour stopper le conflit car toute une série d’États continuent leurs relations, qu’ils considèrent comme normales. Les Occidentaux tentent donc de fermer les portes. C’est un bras de fer qui s’engage. Cependant, à part celles prises dans le cadre du Conseil de sécurité des Nations unies, la Chine considère que les sanctions sont illégitimes. Mais elle y répond tout de même en pratiquant la coercition économique.
Justement, la Chine a prévenu qu’en cas de sanctions européennes, elle prendra “des mesures fermes pour sauvegarder ses intérêts légitimes et légaux”. De quoi peut-il s’agir ?
La Chine n’hésite pas à répondre aux sanctions européennes par ses propres sanctions. Certains parlementaires européens ou certaines organisations ont fait l’objet de représailles lorsque des mesures ont été prises contre des responsables des exactions commises au Xinjiang : ils ont été interdits d’entrée sur le territoire ou de faire du commerce avec la Chine. Or, il s’agit d’un marché important pour un grand nombre de pays européens. Elle peut donc jouer avec l’arme de la coercition économique.
A-t-elle vraiment intérêt à réagir et à aggraver la relation avec les Occidentaux ?
Le gouvernement chinois se lie les mains par son discours de fermeté, son ton diplomatique très assertif voire agressif, aux accents nationalistes, qu’il adopte par crainte d’apparaître faible. Si les compagnies chinoises sont frappées par des sanctions européennes, c’est difficile de ne pas répondre. Mais la Chine veut quand même ouvrir des portes aux Occidentaux. Il y a eu des réunions à un très haut niveau entre personnel chinois et américain afin de réduire les tensions, d’éviter les dérapages. La situation est complexe car les intérêts chinois sont contradictoires. Elle veut conserver son partenariat avec la Russie, avec qui elle partage un certain nombre d’idées sur l’ordre international, qui profite trop aux Occidentaux. Mais son soutien à Poutine ne peut nuire à ses liens économiques ou technologiques avec les Occidentaux.
La Chine peut-elle jouer un rôle de médiateur pour la paix ?
Cela me paraît compliqué. La Chine a déjà présenté une liste de propositions et de principes, très orientée sur les aspects humanitaires, qui contenait des contradictions. Pékin aurait les moyens de peser vu ses relations avec la Russie, mais elle n’a pas mis grand-chose en œuvre pour essayer de convaincre Vladimir Poutine d’arrêter le conflit. Et puis rien ne dit qu’elle y parviendrait. La relation entre les deux pays reste ambiguë. N’oublions pas non plus qu’il y a une instrumentalisation par Pékin de la guerre en Ukraine : la proximité de Xi Jinping avec Poutine sert aussi à envoyer un message aux Occidentaux pour les prévenir que la Chine pourrait être encore plus proche de la Russie.
Un parti belge est très lénifiant à l’égard de la politique chinoise
Xi Jinping, qui vient d’être élu pour un troisième mandant, peut-il décider d’envahir Taïwan, qu’il considère comme une province chinoise ?
La guerre en Ukraine a montré que même si, sur papier, vous avez un avantage écrasant, une fois les opérations militaires enclenchées, ça peut tourner différemment… Ensuite, en cas d’invasion, la Chine doit s’attendre à une réaction des États-Unis, du Japon, mais aussi d’autres pays asiatiques de la région. Ces éléments doivent faire réfléchir Xi Jinping. Mais cela ne l’empêche pas d’afficher une volonté beaucoup plus affirmée d’arriver à une réunification. D’autant que le temps joue en sa défaveur : les Taïwanais font de la diversification économique, les jeunes se déclarent de moins en moins chinois, et puis, dans les sondages, il apparaît que les Taïwanais souhaitent le statu quo. Sans utiliser la force, ça me paraît donc compliqué d’y arriver. On a cependant vu des ouvertures venant de Pékin pour apaiser les relations…
Vous ne croyez donc pas à une invasion prochainement…
La Chine ne va pas mettre une grosse pression avant d’avoir le résultat de l’élection présidentielle taïwanaise, qui se tient en janvier 2024. Si c’est un candidat du Kuomintang qui l’emporte, la Chine pourrait ne pas recourir à la force militaire, qui est tout de même très risquée, très coûteuse et qui serait catastrophique pour toute la région et pour l’ensemble du système international. Le message serait plutôt “si vous voulez conserver la paix, alors il faut accepter la réunification”. Mais la Chine propose l’option “Un pays, deux systèmes”, comme elle l'a fait avec Hong Kong. Et on a vu le résultat : la promesse n’a pas été respectée… Cela refroidit les Taïwanais.
La Chine est soupçonnée d’avoir tenté d’interférer dans les élections de certains pays occidentaux. Cela pourrait se produire en Belgique en 2024 ?
Je ne vois pas pourquoi elle le ferait. Ce qui est sûr, c’est qu’un parti politique est plus favorable à des relations de proximité avec la Chine. On peut très bien imaginer que, dans sa stratégie de “front uni”, elle puisse essayer de donner des petits coups de pouce pour gagner en audience. Il peut aussi y avoir une assistance financière, ce n’est pas impossible…
Vous pensez au PTB…
Oui, qui est un parti d’origine maoïste et qui a une politique très lénifiante à l’égard de la politique chinoise. J’imagine très bien les contacts qu’il peut y avoir avec l’ambassade de Chine en Belgique. La Chine aime aussi organiser à Pékin des grands-messes avec les partis politiques qui sont proches.
La Chine a-t-elle intérêt à espionner la Belgique ?
C’est clair, car nous accueillons les institutions européennes et l’Otan. Et puis, la Belgique étant à la pointe dans un grand nombre de domaines scientifiques et technologiques, il y a certainement une forme d’espionnage.