La Syrie, un narco-État qui joue son avenir au captagon
Bachar al-Assad a fait son retour politique sur la scène internationale. Il mise sur la production et le trafic de drogue syriens pour négocier la reconstruction du pays.
- Publié le 05-06-2023 à 07h23
- Mis à jour le 23-06-2023 à 16h03
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Il y a encore un an, une telle poignée de main semblait inimaginable. Le 19 mai dernier, douze ans après son exclusion pour avoir brutalement réprimé le soulèvement du peuple syrien, Bachar al-Assad a publiquement réintégré la Ligue Arabe. Le président syrien s’est officiellement rendu à Djeddah (Arabie saoudite) à l’invitation de Mohammed Ben Salman avec un statut d’homme d’État, chef d’un pays détruit par un conflit ayant fait 500 000 victimes et quatorze millions de déplacés depuis 2011.
Symbolique en apparence, cette apparition est en réalité lourde de sens. “Il a gagné la guerre” constate laconiquement David Rigoulet-Roze, chercheur à Institut de Relations Internationales et Stratégiques (Iris). “Même s’il n’a pas retrouvé la souveraineté sur la totalité de son territoire, il l’a d’abord gagnée militairement. Avec ce retour au sein de La Ligue Arabe, il l’a également gagnée politiquement : ses 'pairs' arabes admettent qu’il va rester au pouvoir, même s’il est assis sur un champ de ruines et de cadavres”.
”Il ne s’agit pas totalement d’une surprise”, ajoute le chercheur français. “Ce changement de cap se met en place depuis deux ou trois ans. Les Émirats arabes unis et Barhein ont annoncé la réouverture de leurs représentations diplomatiques à Damas dès décembre 2018. D’autres, comme le Qatar, voire la Turquie ou le Maroc étaient contre un retour, tout dépendait donc du poids lourd saoudien dont le veto devait encore être levé”. C’est désormais chose faite.
MBS, la stabilité avant tout
La démarche du prince héritier saoudien est cohérente, la réintroduction syrienne parachève une campagne de rapprochement entamée avec la Turquie, le Qatar et, plus récemment, l’Iran. “Mohammed Ben Salman n’a qu’une chose en tête”, analyse David Rigoulet-Roze, “faire aboutir son plan “Vision 2030” (transformer et préparer le Royaume à la fin de la rente pétrolière, NdlR) et il est conscient que c’est impossible dans un contexte régional conflictuel. Le rapprochement avec l’Iran est stratégique et implique d’agir sur les terrains où les deux pays s’affrontent par procuration : le Yémen, l’Irak et la Syrie”.
Tout bénéfice pour Bachar al-Assad, qui fait donc son retour à la table des négociations, et dispose d’un atout stratégique inattendu : le captagon, puissante drogue de synthèse dont il inonde actuellement les États de la péninsule arabe.
Un médicament contrefait
Conçu au début des années 60 par une firme pharmaceutique allemande, le captagon est à l’origine un médicament psychotrope conçu pour lutter contre le trouble déficitaire de l’attention et la narcolepsie. Ses pilules, essentiellement commercialisées en Europe et au Moyen-Orient, contiennent de la fénétylline : une drogue de synthèse de la famille des amphétamines aux effets comparables à ceux du “speed”.
Elles sont en outre addictives, à tel point que les Nations Unies finissent par placer la fénétylline sur la liste des “produits stupéfiants” en 1986. Le captagon est retiré de la vente, mais des “fausses” pilules sont rapidement produites et commercialisées par des filières clandestines.
De la Bulgarie au Liban
Dans les années 80, cette production “vient essentiellement de Bulgarie et de Turquie”, décrypte Laurent Laniel, chargé de recherche à l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies et auteur du rapport “captagon : déconstruction d’un mythe” (2017). “Elle transite ensuite par une très ancienne voie de contrebande qui part de Turquie pour traverser la Syrie, la Jordanie et aboutit en Arabie saoudite. Toutes ces pilules d’amphétamine illicites imitent le captagon, en prennent le nom, et ont pour destination finale les pays du Golfe”.
La filière se déplace au Liban au début des années 2000, où le Hezbollah en prend le contrôle. Proche des régimes syrien et iranien, l’organisation chiite monte ses propres laboratoires de production à quelques dizaines de kilomètres de Damas. Pour la petite histoire, plusieurs trafiquants bulgares, mais aussi belges et néerlandais – particulièrement réputés pour leur “expertise” en matière de production de drogues synthétiques – sont repérés à l’époque dans la région. Point de passage inévitable, la Syrie est idéalement située, et fort probablement impliquée.
La guerre et une production industrielle
Lorsque le conflit éclate en 2011, et que les sanctions occidentales tombent sur le régime pour l’étouffer financièrement, la voie pour contourner ces mesures est donc toute trouvée. Selon plusieurs sources, les rebelles comme le pouvoir s’emparent du trafic de captagon pour se financer, et le clan Assad industrialise sa production.
”On sait que les guerres représentent des terrains extrêmement fertiles pour le développement des trafics de drogue”, analyse le chercheur de l’IRIS David Rigoulet-Roze. “On l’a notamment vu avec le pavot en Afghanistan. Il faut ajouter à cela la tradition narcotique de la région – avec le Hezbollah, notamment – et l’expertise chimique syrienne qui trouve ici une traduction pharmacologique singulière.” “À partir du moment où des entreprises pharmaceutiques contrôlées par le gouvernement se mettent à produire de l’amphétamine”, ajoute Laurent Laniel “il y a effectivement moyen de générer d’énormes quantités”.
Cinq à dix milliards de dollars
Selon un rapport publié le mois dernier par le think tank américain New Lines Institute For Strategy and Policy, “on observe depuis trois ans une hausse notable du trafic de captagon issu des laboratoires, ports et réseaux de contrebande situés dans les zones contrôlées par le régime […] Cela vient s’ajouter à un ensemble de preuves pointant directement des proches du régime et leur implication dans une production industrielle” de captagon.
Bachar al-Assad n’a jamais formellement pu être relié à cette industrialisation. Son frère Maher, en revanche, qui dirige la 4e division de l’armée, contrôlerait une bonne partie de la filière dont le stratégique port de Lattaquié, et deux de leurs cousins ont officiellement été sanctionnés par l’UE pour trafic de captagon.
”Le New Lines institute évalue les revenus annuels générés par le captagon syrien à quelque cinq milliards de dollars”, commente David Rigoulet-Roze. “D’autres sources vont jusqu’à évoquer le double. Comparez ça avec les 120 millions de dollars générés chaque année par les exportations syriennes d’huile d’olive et ça vous donne une idée de l’enjeu financier. Le clan Assad n’a pas le monopole du trafic, il y a d’autres sources de production, mais la Syrie est bien devenue le premier producteur mondial de captagon, ce qui fait du pays un véritable narco-État”.