"La nuit où j'ai fui l'Afghanistan, ça a été horrible"
Nila Ibrahimi, 16 ans, explique avoir été ciblée par les talibans "parce que je suis une femme, que je chante. C’était très effrayant".
- Publié le 26-08-2023 à 11h45
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À 16 ans, elle ne devrait pas être là. Nila Ibrahimi était, pourtant, invitée au sommet des droits de l’homme de Genève pour prendre la parole à la tribune au milieu des adultes. Il ne faut pas plus d’une minute pour comprendre qu’elle est mature. Son éloquence, sa confiance en elle, le contrôle de sa communication et son niveau d’anglais sont impressionnants pour une adolescente.
“Tout le monde est impressionné par le fait que je sois une activiste à cet âge. Ce qui m’a beaucoup aidée pour trouver le courage de monter sur l’estrade, c’est de m'identifier à toutes ces filles restées en Afghanistan. Je sais ce qu’elles sont en train de vivre et je veux que le monde entier le comprenne aussi.” Pendant une vingtaine de minutes, la jeune écolière et chanteuse afghane nous a raconté sa trajectoire et son combat. Entretien.
Vous êtes née et avez grandi à Kaboul, en Afghanistan. Etes-vous connue là-bas en tant que chanteuse ?
Oui (Rires). Tout à fait, je faisais partie du groupe Sound of Afghanistan. Le directeur de notre école avait des liens avec un poète et ils ont lancé ce groupe. On chantait pour célébrer la paix, les droits des femmes. À l’école pour la fête des mères, par exemple, mais aussi, en dehors, comme à la télé. Cette exposition m’a d’ailleurs mise en danger. Nous chantions, nous étions des femmes et les talibans refusent que les femmes sortent de chez elles.
A 14 ans, vous vous étiez filmée pour protester contre une mesure des autorités. Cela avait fonctionné ?
En mars 2021, le département de l’Éducation de Kaboul voulait interdire aux filles et femmes de plus de 12 ans de chanter dans les évènements publics. Ce qui incluait notre groupe. J’étais très en colère, car on se sentait directement visé par cette mesure. C’est la raison pour laquelle j’ai tourné et mis en ligne cette vidéo. Mon frère l’a postée car je n’étais pas encore inscrite sur les réseaux sociaux. La vidéo a reçu beaucoup de soutiens. J’ai été interviewée et, après quelques semaines, la directive a été annulée… Ça m’a évidemment fait très plaisir.
Cette campagne a-t-elle fait de vous une cible ?
Les talibans m’ont ciblée parce que je suis une femme, que je chante, et parce que notre école était prestigieuse. Ça a joué. L’établissement a été menacé à plusieurs reprises. Les talibans menaçaient de faire exploser le bâtiment. C’était très effrayant. Et puis, je fais aussi partie d’une minorité : les Hazaras. Il y a eu de nombreuses attaques contre nous. Dans un centre éducatif, des écoles… Tout le monde est en danger, y compris d’autres minorités, mais les Hazaras sont tout particulièrement visés.
Comment avez-vous fui le pays ? Était-ce une décision mûrement réfléchie ?
Oui, nous en avions beaucoup parlé. Nous savions que nous étions en danger et que nous devions partir car il y avait des rumeurs qui disaient que les talibans fouillaient les maisons. Le 15 août, ils sont arrivés à Kaboul, ils étaient partout et ils étaient glaçants avec leurs barbes et leurs armes. Voir ma ville passer dans leurs mains, ça m’a brisé le cœur. Cinq jours plus tard, on a décidé de quitter l’Afghanistan. Ça a été assez horrible, car nous sommes partis de nuit, à 12 dans une voiture et nous avons passé la frontière illégalement avec des faux papiers. Nous avons été refoulés à la frontière pakistanaise plusieurs fois car ils savaient qu’on était hazaras. Et nous n’avons pas, non plus, de très bonnes relations avec ce pays.
Vous êtes restés huit mois là-bas. Pourquoi ?
Durant ces huit mois, nous n’avions pas le droit d’aller à l’école. Nous n’avions aucun statut. C’est pourquoi je pense que je suis tombée dans une sorte de dépression durant cette période. C’était horrible car je n’avais rien à faire du tout. J’ai essayé de remplir mes journées en pratiquant la musique, l’art, en apprenant le français, parfois c’était très dur. J’aurais dû partir plus tôt mais j’ai manqué l’opportunité d'être évacuée avec le premier groupe par le biais de The 30 Birds Foundation au Canada. Je les remercie, car ils m’ont vraiment aidée à entamer une nouvelle vie, libre, dans ce pays. Comme 400 autres filles afghanes.
Comment se passe votre acclimatation au Saskatchewan où vous êtes établie ?
Tout est différent : la culture, le temps et la nourriture. De même, j’habite dans une petite ville. Ça change de Kaboul. Mais j’apprécie vraiment le sens de l’hospitalité des Canadiens, la diversité qu’il y a là-bas. J’essaie pour le moment de m’intégrer à cette nouvelle culture et de trouver ma place dans ce pays. Aujourd’hui, je suis en “10th grade” (équivalent de la 4e secondaire) et je m’intéresse au business. Sans faire de plans sur la comète. J’ai juste envie de poursuivre mes études et de saisir toutes les opportunités qui se présenteront. J’aimerais aider les filles qui sont toujours en Afghanistan afin qu’elles puissent avoir la vie qu’elles souhaitent et les mêmes droits que les hommes. Enfin, Sound of Afghanistan est toujours actif, on écrit des chansons même si un de nos membres n’a justement pas pu partir…
Vous avez des nouvelles de vos amies restées au pays ?
On reste en contact, mais je souffre du syndrome de culpabilité du survivant. C’est dur de leur parler car le monde dans lequel j’évolue aujourd’hui est très différent du leur. Je sais ce qu’elles vivent, mais c’est très difficile car je culpabilise. Je n’ai pas le pouvoir de changer quoi que ce soit là-bas. La vie doit être si dure… Tu ne peux pas sortir, tu dois porter une longue burka, tu ne peux pas aller à l’école, tu ne peux rien faire. C’est cruel. Les femmes souffrent, le monde est silencieux et je suis ici pour sensibiliser les gens à leur situation. C’est la raison pour laquelle j’utilise ma voix, pour faire évoluer les choses à mon niveau.
D’où vous vient cette force ?
Ma mère n’a pas eu la possibilité de faire d'études en raison de la guerre civile, puis de l’arrivée des talibans au pouvoir la première fois. Elle a toujours rêvé que ses enfants étudient, choisissent eux-mêmes leur vie. Ma mère est géniale. Elle a eu une grande influence sur ce que je suis devenue. Elle nous aide beaucoup moi, ma sœur et mes frères. Un jour j’espère que je reviendrai en Afghanistan mais ça dépendra du pouvoir en place. J’y crois, ça me fait avancer.
(Cette interview s'est déroulée, à Genève, lors du sommet des droits de l'homme de l'ONU)