"Pour m’avoir soutenue, mon père a été condamné à 74 coups de fouet"
Shima Babaei avait défié le régime iranien en enlevant son voile. Emprisonnée, torturée, la jeune femme, aujourd’hui installée à Bruxelles, recherche son père porté disparu.
- Publié le 09-09-2023 à 11h45
- Mis à jour le 09-09-2023 à 11h54
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”J’apprends l’anglais et le néerlandais mais je suis plus à l’aise en persan pour le moment”, rigole-t-elle avec notre traducteur. Shima Babaei habite Bruxelles depuis deux ans, mais c’est à Genève que nous la rencontrons. Au sommet des droits de l’homme de l’Onu, où l’Iranienne était invitée à s’exprimer. Elle y a raconté son histoire, qui fait écho à celle de Mahsa Amini, la jeune Iranienne tuée à Téhéran il y a un an, après avoir été arrêtée par la police des mœurs pour avoir mal mis son voile. Le point de départ d’une révolte qui a embrasé l’Iran. Quatre ans avant elle, Shima Babaei s’était photographiée dans les rues de Téhéran sans son hijab, avant de poster des photos sur les réseaux sociaux. Elle a été arrêtée, torturée, et a vu ses proches menacés. Son mari a été emprisonné, son père, lui, a reçu des coups de fouet. Il est aujourd’hui porté disparu. Entretien.
Vous aviez enlevé votre voile lors des “Mercredis blancs”. Pourquoi avoir pris cette décision aussi courageuse que dangereuse ?
Le port du voile n’a jamais vraiment fait partie de la culture iranienne. Les femmes avaient pris l’habitude de le remonter en partie pour montrer leurs cheveux. Même à l’extérieur. Mais pas totalement, sinon on était punies. À la maison, en revanche, je n’en portais pas… J’ai enlevé mon voile pour dire “non” à toutes les oppressions de la République islamique. La voie vers la liberté passe par cela. C’est un symbole d’ouverture. Il n’était pas naturel pour moi de le porter. Ça niait qui j’étais, c’est contre-nature.
Vous avez posté des clichés sur les réseaux sociaux… Au moment d’appuyer sur “publier”, votre cœur a dû battre à 200 pulsations par minute, j'imagine ?
Je suis sortie plusieurs fois dans la rue pour me photographier et poster les photos sur les réseaux : Instagram, Twitter… C’est stressant, oui, mais notre premier combat, en tant qu'Iraniennes, est de lutter contre notre propre peur. Les conséquences peuvent être très graves. On l’a bien vu avec Mahsa Amini. Une femme de 22 ans est morte pour ça…
Quel regard portez-vous, depuis la Belgique, sur l'histoire de Mahsa Amini et sur la révolte qui a suivi ?
J’ai bien évidemment suivi tout ça de très près. Ce qui m’a le plus “surprise”, c’est que ces femmes révoltées étaient accompagnées par des femmes voilées… Cette union, pour moi, c’était très fort. Comme la présence d'hommes lors des dernières manifestations, aux côtés des femmes. La République islamique a toujours essayé de faire en sorte que les hommes ne nous soutiennent pas. Cette fois, ils l'ont fait. Lorsque les femmes enlevaient leur foulard durant les manifestations, ce sont les hommes qui les entouraient pour les protéger et éviter qu’elles ne soient arrêtées. À mon époque, les hommes de ma famille me soutenaient mais, cette fois, ça s’est étendu. Les hommes ont compris que leur liberté dépendait directement de celle des femmes.
Vous avez choisi de fuir votre pays. Pourquoi ?
Les choses sont devenues trop difficiles pour moi là-bas. J’ai été arrêtée à cinq reprises. J’ai passé 33 jours à l’isolement lors de ma dernière arrestation. Puis les autorités m'ont condamnée à six ans de prison. J’ai, aussi, été virée de mon université, mon employeur m’a licenciée. Je n’avais pas le droit de quitter le pays officiellement. Durant toute la procédure, j’ai été espionnée. J’ai donc cherché à quitter illégalement le pays aussitôt la condamnation prononcée.
Que vous ont dit les autorités iraniennes lorsque vous étiez incarcérée ?
Je ne vais pas rentrer dans les détails de ce que j’ai subi. Mais, déjà, lorsque je me suis fait arrêter, une dizaine de policiers, dont une femme, sont entrés violemment chez moi pour m’interpeller. Ils ont saisi tous mon matériel informatique : ordinateur, téléphone. Ils ont intimé à mes proches de ne rien dire, en leur expliquant que j’allais être rapidement libérée. On m’a bandée les yeux et j’ai été incarcérée dans la prison d’Evin. J’étais constamment isolée et, dès que je sortais, on me bandait les yeux. Je ne pouvais pas voir la lumière du jour. Quand j’étais interrogée, j’étais face à un mur. On m’a forcée à avouer les faits devant une caméra. Ils te mettent la pression, ainsi qu’à tes proches, ils te torturent pour que tu avoues. Tu n’as pas le choix. Le scénario était écrit d’avance, on était juste des pions. Lors de ma dernière arrestation, ils ont aussi arrêté mon mari et l’ont condamné à six ans de prison (ce dernier se tient au fond de la salle, en retrait, durant l’entretien, NdlR).

Votre père a aussi disparu…
Mon père était un opposant politique. Dès l’âge de 17 ans, il a été arrêté pour détention illégale de livres. À 18 ans, il a été blessé par des éclats d’obus durant la guerre Iran-Irak. Il était handicapé à 40 %. Ensuite, il s’est battu toute sa vie pour faire triompher la liberté dans son pays. De manière pacifique. Lorsque j’étais adolescente, il a été une nouvelle fois arrêté pour passer quatre ans de plus derrière les barreaux. Enfin, il avait soutenu mon combat et a été condamné à 74 coups de fouet. Lui aussi, il a dû fuir l’Iran. Malheureusement, il a été arrêté et on n’a aujourd'hui aucune nouvelle… On était toujours en contact avant son arrestation. Il devait me contacter pour me dire quand il allait sortir du pays. Ce qu’il n’a jamais fait. Je n’ai jamais reçu de réponse à mes messages. Ma famille s’est rendue à tous les postes frontières du côté iranien et turc… On a cherché partout. Les autorités turques nous ont dit qu’il n’avait jamais mis les pieds sur leur sol. Il a probablement été arrêté de l’autre côté.
Des passeurs vous ont appelée pour vous confirmer son décès, non ?
Les passeurs m’ont dit qu’il aurait eu une crise cardiaque sur le sol turc. Sauf qu’il n’aurait jamais passé la frontière… Ces passeurs m’ont dit d’aller chercher le corps de mon père en Iran, à dix minutes de la frontière. Mon avocat s’est rendu sur place et il n’a rien trouvé… Je pense que mon père a été arrêté et que c’est un stratagème pour m’attirer vers l’Iran et m’arrêter à mon tour. J’ai appris qu’un des Iraniens qui avaient fui l’Iran avec mon père a été arrêté 24 heures, avant d’être libéré. Il affirme avoir vu mon père entre les mains de la police iranienne. Il aurait entendu dire que mon père avait été transféré vers Oroumieh (ville du nord-ouest de l’Iran). Je pense qu’ils l’ont arrêté pour que je me taise. J’espère juste qu’il est en bonne santé.
Comment êtes-vous arrivés, vous et votre mari, jusqu’en Belgique ? Par le même chemin ?
Comme j’avais l’interdiction de quitter le territoire, nous avons fui par les montagnes. Avec des passeurs, à pied. Ils te suivent jusqu’à un village, puis ils te laissent seuls. On était totalement perdus, à 500 mètres de la frontière. On s’est même fait tirer dessus par les douaniers iraniens. Dès que j’ai posé le pied en Turquie, les autorités locales m’ont arrêtée. J’ai passé un mois en détention. On ne se sentait pas en sécurité là-bas, ça se passait mal. Au bout d’un moment, des amis ont trouvé un avocat en Belgique, Georges-Henri Beauthier, qui a voulu nous aider à obtenir un visa humanitaire. Il a aidé d’autres Iraniens…
Comment se passe votre intégration en Belgique ?
Nous habitons à Bruxelles depuis deux ans. On apprend l’anglais et le néerlandais. J’ai l’intention de m’inscrire à l’université, car je n’ai pas pu poursuivre mes études chez moi. J’étais inscrite en architecture. Ici, je vais changer de cursus. J’hésite, mais j’aimerais peut-être me lancer dans l’art, à Louvain.
Vous avez rencontré le président français Emmanuel Macron. Que vous lui avez-vous dit ? Qu’attendez-vous des politiques ? La pression des pays européens est-elle assez forte ?
La pression n’est pas suffisante. Les politiciens occidentaux font malheureusement des compromis avec le régime. Le nombre de condamnations d’opposants en Iran, est souvent corrélé à cette pression mise par les pays occidentaux. Je l’ai bien dit au président Macron. Ces compromis permettent au régime de perpétuer ses actions. Vous devez vous comporter de la même façon avec la République islamique, qu’avec Poutine. Mon pays est occupé par les mollahs. Les Iraniens sont pris en otage. Il y a une telle pression au sein de la population qu’à tout moment le pays peut imploser. La révolution iranienne n’est pas terminée.
Cette interview a été réalisée à Genève, le 17 mai 2023, lors du Sommet pour les droits de l’homme de l’ONU.
