Elena Milachina, la journaliste russe dont six collègues ont été tués: "J’ai peur pour mes proches, je n’ai pas d’enfant en partie à cause de cela"
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- Publié le 02-05-2019 à 21h16
- Mis à jour le 08-10-2021 à 11h25
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Elena Milachina est journaliste au quotidien russe Novaïa Gazeta. L’ULB et la VUB lui décernent ce vendredi, journée mondiale de la liberté de la presse, le titre de docteur honoris causa. Entretien.
Inlassablement, malgré les menaces, la journaliste Elena Milachina enquête sur les sujets les plus sensibles qui soient en Russie. Les lecteurs de Novaïa Gazeta l'ont lue sur la catastrophe du sous-marin Koursk, sur la prise d'otages de Beslan, sur les atrocités du conflit en Ossétie du Sud, sur les violations des droits de l'homme en Tchétchénie. C'est elle qui a levé le voile sur les arrestations, tortures, meurtres d'homosexuels dans cette république du Caucase du Nord, permettant de sauver dans la foulée près de 150 personnes. "Mon travail a permis de sauver des vies, oui, mais ce n'est pas son premier objectif. Le but, c'est d'informer." Les violences se poursuivent contre les gays et lesbiennes de la région, rapporte-t-elle aujourd'hui.
C’est pour honorer son courage qu’Elena Milachina se voit conférer, ce vendredi à Bruxelles, le titre de docteur honoris causa de l’ULB. Nous l’avons rencontrée.
Quelle est l’enquête dont vous êtes la plus fière ?
Celle sur la tragédie de Beslan, l’attaque terroriste contre une école d’Ossétie du Nord en Russie en 2004. Des terroristes avaient pris en otage un millier de personnes, des enfants en majorité. Au troisième jour a eu lieu l’assaut des forces de l’ordre. Selon la version officielle, les terroristes avaient, les premiers, fait sauter les mines placées dans le gymnase, et c’est pourquoi tant d’otages sont morts. Mais nous avons pu prouver que ce n’était pas vrai : ce sont les troupes spéciales du FSB qui avaient tiré sur l’école avec des lance-grenades. Au final, plus de 300 otages sont morts, dont 186 enfants. J’ai passé à Beslan, avec mes collègues du journal, l’équivalent de deux ans à enquêter sur cette tragédie. Petit à petit, nous avons réussi à rétablir les faits, recueillir les preuves, récupérer les armes après que les troupes de sécurité sont parties. Nous avons pu démontrer que le but principal de l’assaut était de tuer les terroristes, pas de sauver les otages.
C’était un travail énorme, une vraie longue enquête qui a duré de 2004 à 2017, jusqu’à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a confirmé que le gouvernement russe n’avait pas protégé les otages et que l’usage fait par les forces de sécurité de la force létale avait contribué à faire des victimes supplémentaires. C’est un comportement terroriste. L’enquête russe sur la mort des otages, elle, est toujours ouverte et, 15 ans après, personne n’en connaît les résultats. Je suis fière d’avoir pu, grâce à mon journal, contribuer à faire la lumière. Tous ceux qui veulent savoir ce qui s’est passé peuvent avoir accès à cette information.
Quelle a été la réaction des autorités ?
Des gens liés aux autorités ont tenté de m’attaquer en 2006, mais j’ai pu me réfugier dans l’appartement que nous avions loué à Beslan. J’ai porté plainte, mais la police n’a jamais enquêté. Deux semaines plus tard, ils ont attaqué à la batte de baseball Marina Litvinovich (proche des opposants Gary Kasparov, Mikhail Khodorkovski, Irina Khakamada, Boris Nemtsov, NdlR), qui travaillait aussi sur l’enquête. On a essayé de nous faire peur, mais aussi de mettre la pression sur les proches des victimes de Beslan.
Six de vos collègues de Novaïa Gazeta ont été tués. Vous-même êtes menacée, vous avez été agressée en 2012. Malgré les risques, vous n’avez jamais abandonné. Où puisez-vous la force de continuer ?
Quand je suis entrée dans le journalisme, en 1997, je me dédiais à la culture et au théâtre ! Je n’ai jamais imaginé que j’allais faire de l’investigation ni travailler sur la Tchétchénie. Pendant mes études à l’université de Moscou, la liberté d’expression était totale, pour la première fois de toute l’histoire russe. Les médias étaient libres sous la présidence de Boris Eltsine. Et puis Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir. Lui et son entourage se sont dit que, pour rester en place, il fallait prendre le contrôle des médias. Des journalistes ont perdu leur emploi, d’autres ont été tués. La situation n’a cessé d’empirer, et l’on s’y habitue… Bien sûr, quand un de vos collègues est abattu, c’est effrayant. Ces morts ne sont jamais élucidées jusqu’au bout, jusqu’aux commanditaires. La seule manière de prévenir d’autres morts est de continuer le travail. Comme ça, les gens qui pensent résoudre leurs problèmes en tuant des journalistes sauront que, quel que soit le nombre de journalistes qu’ils feront abattre, il y aura toujours d’autres journalistes pour continuer.
Cela résonne comme un message au président tchétchène Ramzan Kadyrov…
Nous soupçonnons Ramzan Kadyrov et son entourage d’avoir un lien direct avec les meurtriers d’Anna Politkovskaïa, ma collègue tuée en 2006, et Natacha Estemirova, ma chère amie et collègue kidnappée et tuée en 2009. Nous ne pouvons le prouver, nous n’avons pas les moyens d’un comité d’enquête. Ramzan Kadyrov et son entourage avaient tout intérêt à les voir mortes, et ils en ont bénéficié. Mais pas autant qu’ils l’auraient espéré parce que nous continuons le travail.
Vous avez travaillé avec Anna Politkovskaïa, qui couvrait la guerre en Tchétchénie avant vous. Qu’avez-vous appris d’elle ?
Anna était une personne très résistante et très difficile. J’ai vu à quel point elle travaillait dur, à quel point elle était honnête. Elle était hors du commun. Elle était passionnée, et cette passion a fait d’elle une légende parmi les Tchétchènes. Pour eux, elle représentait un espoir. Les gens venaient la voir au journal pour lui parler, comme ils venaient voir Natacha Estemirova. L’époque était différente. Quand j’ai repris la couverture de la Tchétchénie, plus personne ne voulait parler… Ils avaient peur.
Les journalistes couvrant le Caucase du Nord, comme vous, sont particulièrement vulnérables aux agressions physiques et aux poursuites…
Anna travaillait seule. Moi, je pense que travailler en équipe est bien plus efficace et moins dangereux. Cela permet aussi de ne pas devoir tout reconstruire si le journaliste en charge est assassiné. Des collègues à nous sont morts, on doit tenir compte du fait que cela peut arriver et essayer de l'éviter. Nous sommes trois à couvrir le Caucase du Nord pour Novaïa Gazeta. Nous avons beaucoup de sources en Tchétchénie, nous sommes les mieux informés en Russie et beaucoup de gens comptent sur nous. Ils savent qu'ils peuvent nous faire confiance et qu'on peut les sauver. L'histoire des homosexuels le montre clairement.
Le chef de mon département et le rédacteur en chef Dimitri Muratov pensaient qu’on devait arrêter de travailler là-bas pour ne pas être tué. J’y ai été en secret. Ils l’ont appris quand Natacha Estemirova a été tuée. J’étais en désaccord complet avec eux, je pensais que si j’arrêtais, même pendant un temps, nous perdrions la confiance des gens en Tchétchénie et de nos sources. À cette époque, la région n’intéressait plus grand-monde. Mais j’étais sûre que le régime allait un jour ou l’autre choquer le monde par sa cruauté.
Quelles précautions prenez-vous pour vous protéger et protéger vos sources ?
À chaque fois que j’écris quelque chose qui ne plaît pas aux autorités, elles montrent ma tête à la télévision et m’accusent d’être une ennemie des Tchétchènes. Je suis devenue très connue en Tchétchénie et les gens s’arrêtent parfois en rue pour me faire signe. C’est angoissant. Je me comporte de manière différente en fonction des situations. Avant janvier 2018, j’allais en Tchétchénie en secret. Je ne prenais pas de vol direct par exemple, ou je me cachais dans le coffre d’une voiture et on passait par des villages de montagne. J’ai pris l’habitude de voyager avec un téléphone sans aucun numéro de sources locales dedans, en mémorisant tous les numéros nécessaires. J’ai aussi rencontré des gens dans des régions voisines.
Je prenais beaucoup de précautions en fait, mais on est sorti du secret quand le directeur du bureau de l’ONG Memorial, Oïoub Titiev, a été arrêté : on a trouvé de la drogue dans sa voiture. (Il a été condamné à quatre ans de camp, le 18 mars dernier, NdlR.) On est arrivé ouvertement à Grozny, par avion, trois jours après son arrestation. On a logé dans le meilleur hôtel du centre de la capitale, rencontré des gens, on s’est rendu au tribunal, on a parlé aux autorités, malgré les pressions et les tentatives de nous faire peur. Mais je n’exclus pas qu’à un moment donné, on devra à nouveau se cacher pour continuer à travailler dans cette république. Personne ne peut nous arrêter, ni nous, ni Memorial, ni le Comité contre la torture.
De quelle manière votre vie personnelle en est-elle affectée ?
J’ai peur pour mes proches. Je n’ai pas d’enfant, en partie à cause de cela. Beaucoup de journalistes ont été tués ou blessés, je comprends les risques d’être journaliste d’investigation en Russie et les conséquences de mon choix.
Elena Milachina donne une master class ce vendredi de 10 à 12h au campus du Solbosch de l’ULB, auditoire H2213.
Epinglé
Le journaliste Rudi Vranckx, auteur de nombreux reportages de guerre pour la VRT, se verra aussi décerner le titre de docteur honoris causa par la VUB et l’ULB ce vendredi 3 mai.
Il est notamment l’auteur d’une série de très bons reportages dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.