"Le système d'État russe est conçu pour mentir": Oleg Sentsov, une nouvelle vie très active après la prison
Depuis qu’il a été libéré, Oleg Sentsov a l’esprit qui bouillonne. Selon lui, Vladimir Poutine ne veut pas la paix. Le réalisateur entend convaincre les Occidentaux du danger que représente la Russie.
Publié le 08-11-2019 à 08h28 - Mis à jour le 03-12-2019 à 11h38
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Depuis qu’il a été libéré, Oleg Sentsov a l’esprit qui bouillonne. Selon lui, Vladimir Poutine ne veut pas la paix. Le réalisateur entend convaincre les Occidentaux du danger que représente la Russie. Je ne peux pas vous expliquer comment survivre en prison, ni comment préserver un équilibre psychologique. On me pose souvent la question, mais je ne sais pas comment j’ai fait…" Le ton affable et sincère, Oleg Sentsov est là pour répondre à toutes les questions. Mais ce qui l’a rendu mondialement célèbre - les cinq années passées dans les geôles russes sur la base d’accusations fabriquées -, ce n’est pas son sujet de prédilection. Ce 4 novembre, dans un espace moderne de coworking dans le centre de Kiev, Oleg Sentsov est là pour parler de l’avenir, et pour réaffirmer sa liberté d’esprit.
Réalisateur ukrainien originaire de Crimée, il fut arrêté par les autorités russes en mai 2014, peu après l’annexion de la péninsule par le Kremlin. Il a écopé de 20 ans d’emprisonnement pour "préparation d’actes terroristes" à la suite d’un procès qualifié de "stalinien" par Amnesty International. "Le simple fait d’être pro-ukrainien signifiait que j’étais anti-Poutine, et donc un ennemi de l’État russe", se rappelle-t-il. Il est transféré vers une colonie pénitentiaire de haute sécurité dans le Grand Nord. Il vit isolé jusqu’à sa libération, le 7 septembre dernier, dans le cadre de l’échange de 35 prisonniers politiques et prisonniers de guerre ukrainiens contre 35 Russes.
"Comme Gagarine"
Entre-temps, Oleg Sentsov est devenu une icône de la résistance ukrainienne à "l’agression russe", telle que dénoncée à Kiev depuis l’annexion de la Crimée et le début de la guerre dans l’Est industriel. En 2018, sa grève de la faim de 145 jours, l’une des plus longues de l’histoire moderne, consolide encore sa prestance. "Je ne sais pas si cela a contribué à notre libération", analyse-t-il. "Mais au moins, mon action combinée à l’activisme de mes proches, de mes soutiens, des personnalités politiques en Ukraine et en Occident, a braqué le projecteur sur les victimes de la répression du Kremlin. Et cela a créé des problèmes pour Poutine…"
Depuis son retour en Ukraine, son aura ne faiblit pas, à en juger par son agenda rempli d’interviews et de conférences. Ce 4 novembre, deux gérantes de l’espace de coworking le reconnaissent, et lui remettent avec chaleur une carte de membre gratuite. Quand l’une d’entre elles le remercie pour ses prises de position, lui, en simple jean et veste en cuir, plaisante avec humilité du haut de son 1,90 m : "Je me sens comme Iouri Gagarine, des fois. J’atterris à peine, et les gens attendent de moi un message spécial. Mais je ne fais que dire ce que j’ai à l’esprit."
Et Oleg Sentsov a visiblement l’esprit qui bouillonne. Ses déclarations sont à chaque fois très suivies et commentées, justifiées "pour encourager le développement de l’Ukraine et le renforcement de notre position internationale". S’il constate de nombreux "changements positifs" après une absence de 5 ans, il en veut "encore plus". Et pour les accompagner, il entend créer une ONG spécialisée sur les droits de l’homme, les questions culturelles et différents sujets d’actualité. Ce réalisateur, dont le dernier succès, Gamer, remonte à 2011, n’a pas de projet bien arrêté dans le cinéma. Et il se refuse à évoquer un engagement dans un parti, ou à briguer un siège à la Verkhovna Rada (Parlement). Reste que ses commentaires ont un caractère éminemment politique.
"Notre pays vit un moment très important. On parle de négociations de paix. Mais il faut comprendre que Poutine ne veut pas la paix." Conforté dans son assurance par ses épreuves en Russie, il explique que "le système d’État russe est conçu pour mentir. On ne peut pas faire croire une seconde que Poutine recherche une solution équitable pour tous". Selon lui, le chef du Kremlin cherche uniquement à se décharger des républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk en les réintégrant en Ukraine, afin qu’elles puissent bloquer le développement pro-européen du pays, et le maintenir dans un entre-deux favorable à la Russie. "Cela ne s’appelle pas la paix. Ce ne serait qu’une trêve", martèle-t-il.
En ligne de mire, les efforts du président et ancien comédien Volodymyr Zelensky de relancer le processus de paix dit de Minsk. Il réclame un sommet de haut niveau au format "Normandie", qui le confronterait à Vladimir Poutine par l’intermédiaire d’Emmanuel Macron et Angela Merkel, pour obtenir un accord politique. Le Kremlin, qui persiste à nier son intervention militaire en Ukraine malgré des preuves indéniables, lui refuse jusqu’à présent. Cela n’empêche pas le chef de l’État d’œuvrer au retrait partiel de ses troupes de la ligne de front de l’est, longue de quelque 400 kilomètres. Deux zones sont aujourd’hui démilitarisées, et Volodymyr Zelensky en annonce plus à venir. Il multiplie par ailleurs les initiatives pour apaiser les tensions.
"L’Ukraine ne peut compter que sur elle-même"
Pour autant, Oleg Sentsov n’est pas un critique virulent de Volodymyr Zelensky. "Il n’a pas encore fait d’erreur, ni trahi les intérêts nationaux, donc il n’y a pas lieu de protester." Une réserve qui ne l’a pas empêché de critiquer vivement le président sur son compte Facebook. En visite sur la ligne de front, celui-ci s’est récemment opposé à un vétéran de guerre soucieux des conséquences du désengagement militaire. "Je ne suis pas un loser, moi", s’est emporté Volodymyr Zelensky dans un échange tendu. "Honte au président, et honneur à nos soldats !", s’est alors fendu Oleg Sentsov. "La moindre des choses, c’est de respecter ceux qui se battent pour le pays", explique-t-il.
Cette anecdote, mêlée à d’autres épisodes, a motivé un autre commentaire à cet Ukrainien revenu au pays après une absence de cinq ans. "La révolution de la dignité de 2014 s’est transformée en contre-révolution de la haine", déclare-t-il lors d’une conférence internationale, fin octobre. Certains le traitent déjà de "radical", déconnecté de l’évolution du pays depuis les heures noires de la guerre, à son arrestation en 2014. Mais c’était une "simple expression provocatrice", se défend-il par après, pour "pousser les Ukrainiens à oublier leurs petits différends et à canaliser leurs frustrations contre l’agresseur".
Une unité d’autant plus nécessaire que l’Ukraine "ne doit compter que sur elle-même". L’abandon des Kurdes de Syrie par les Occidentaux a fait l’effet d’un électrochoc dans le pays, en démontrant que le soutien américain et européen n’est pas inconditionnel. "Je comprends la tentative de Macron notamment de vouloir apaiser ses relations avec Poutine. Mais il parle un autre langage, il ne partage pas les mêmes valeurs. Donnez-lui un doigt, et il mangera le bras." Oleg Sentsov s’assigne donc parmi ses missions de "convaincre les Occidentaux des dangers que représente la Russie de Vladimir Poutine", et d’entretenir la mobilisation nécessaire à la libération des prisonniers politiques restants. Il sera au Parlement européen le 25 novembre, une simple étape entre de multiples déplacements. "Je me suis reposé pendant cinq ans", lance-t-il dans un sourire. "Il est désormais l’heure de se remettre au travail."