Le pouvoir russe poursuit "son ratissage de l’espace politique et social" en vue des élections
Le président russe Vladimir Poutine a promulgué, avec effet immédiat, une loi permettant d'étendre le statut d'"agent de l'étranger" aux journalistes. Alexandre Tcherkassov explique comment la célèbre ONG Memorial et ses responsables sont ciblés.
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Publié le 03-12-2019 à 11h38 - Mis à jour le 09-12-2019 à 14h08
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Le président russe Vladimir Poutine a promulgué lundi, avec effet immédiat, une loi controversée permettant d'étendre le statut d'"agent de l'étranger" aux journalistes. "Un outil puissant pour museler les voix d'opposition", ont dénoncé neuf ONG de défense des droits de l'homme, dont Amnesty International et Reporters sans frontières.
À petit feu, les autorités russes étouffent ainsi la société civile. Histoire que les organisations non gouvernementales et toute voix critique aient, autant que possible, disparu du paysage dans la perspective des prochaines échéances électorales – en 2021 pour les législatives et en 2024 pour la présidentielle. L’homme qui fait ce constat, Alexandre Tcherkassov, préside le Centre des droits de l’homme Memorial. Ce colosse russe, qui aime porter des “chemises Denim”, vient d’être condamné, il y a un mois, à une amende de 100 000 roubles pour ne pas avoir respecté les exigences de la loi sur les agents de l’étranger.
Votée en 2012, cette législation oblige les ONG bénéficiant d’un financement international et exerçant une “activité politique” à s’enregistrer en tant qu’“agent de l’étranger” et s’afficher comme tel dans toute communication ou activité publiques. Elle a été amendée ultérieurement pour cibler également les personnes physiques et vient donc d'être élargie aux journalistes. Alexandre Tcherkassov se trouve aux premières loges pour observer le mouvement, celui “d’une grande structure bureaucratique qui veut détruire toute la société civile”. Les autorités “préparent le terrain, elles continuent le ratissage de l’espace politique et social de tous les opposants”, de tous ceux qui agissent comme des “alertes” en attirant l’attention sur les discussions de société à avoir et les changements à opérer.
Or, “depuis plusieurs années, on casse les alertes”, déplore-t-il, et “l’on n’a pas de partis politiques ni de médias de masse qui fassent vraiment ce travail”. L’activité des ONG se révèle dans ce contexte d’autant plus importante, pense-t-il.
Une série d’amendes
L’association Memorial, principale organisation de défense des droits de l’homme, a été cofondée en 1987 par de jeunes militants et d’anciens dissidents soviétiques, dont le prix Nobel de la paix Andreï Sakharov. Avec le Centre des droits de l’homme Memorial, elle est engagée dans un bras de fer usant contre les autorités russes. En se consacrant à l’étude des répressions de l’époque soviétique et à la défense des droits de l’homme dans l’ex-URSS, Memorial s’est donné pour mission de faire en sorte que “la société n’oublie pas les violations des droits humains cruelles et massives commises par le passé dans notre pays, et n’ignore pas celles qui se produisent actuellement”. L’ONG investigue l’héritage soviétique et l’histoire de la répression, pour mieux prévenir le retour du totalitarisme, elle tient la liste des prisonniers politiques en Russie et aide les gens arrêtés pendant les manifestations, elle ose critiquer les lois et parler d’“agression” de la Russie contre l’Ukraine. Bref, elle dérange.
Les deux branches – Memorial International et le Centre des droits de l’homme – et leurs dirigeants respectifs Jan Rachinsky et Alexandre Tcherkassov ont été récemment condamnés à une série d’amendes. Les services de sécurité en Ingouchie ont épluché leurs publications sur les réseaux sociaux et identifié des pages sans la mention “agent de l’étranger”. “Je m’amuse à imaginer que, chaque matin, le FSB en Ingouchie, avant même d’avoir fini de boire son café, regarde sur Internet s’il y a encore quelques pages de Memorial” qui n’ont pas été labellisées “agent de l’étranger”, dit Alexandre Tcherkassov, précisant vouloir “bien sûr” faire appel. Ces condamnations ne sont pas les premières (il y en a eu en 2014 et 2015), ni les dernières. “Nous nous attendons, selon les protocoles déjà établis, à recevoir des amendes de 4 millions de roubles en tout”, soit près de 57 000 euros, cette année. “C’est un problème, que nous allons résoudre, nous allons chercher de l’argent, lancer un crowdfunding. Mais ce n’est pas le plus grave”, ajoute-t-il. “Parce qu’en même temps, nous avons nos prisonniers”, les responsables de l’organisation arrêtés sur base de dossiers montés de toutes pièces.
Des accusations fabriquées
Il y a eu Oïoub Titiev, qui était devenu chef du bureau de Memorial en Tchétchénie après l’assassinat de Natalia Estemirova en 2009 – un crime dont sont soupçonnées les structures de force de Ramzam Kadyrov mais qui n’a toujours pas été élucidé. Oïoub Titiev, qui enquêtait sur les exécutions sommaires et les tortures sous le régime du chef de la République tchétchène, a été arrêté en janvier 2018, condamné à quatre ans de prison pour possession de drogue en mars 2019, avant d’être libéré sous conditions en juin dernier, “grâce aux pressions internationales et à l’activité de la diplomatie française”. Le Conseil de l’Europe lui avait décerné le prix des droits de l’homme Vaclav Havel.
“Mais nous avons un autre prisonnier politique, le responsable de Memorial en Carélie, Iouri Dmitriev. Il a été arrêté, pour la deuxième fois, sur un dossier fabriqué de pédopornographie. Le procès est toujours en cours.”L’historien, qui travaillait méticuleusement à l’exhumation des crimes de Staline, est à l’origine de la découverte d’un charnier à Sandarmokh. “Le jour de la mémoire, Dmitriev a prononcé quelques mots sur le conflit en Ukraine. Les services spéciaux ont alors commencé à s’intéresser à son cas”, explique Alexandre Tcherkassov.
“Un dossier a été ouvert” et l’on ne sait où cela va mener l’historien. “Dans la logique bureaucratique, il est plus simple d’arrêter et d’exécuter que de libérer.” Le président du Centre des droits de l’homme Memorial s’attend aussi à ce que les autorités fabriquent un dossier sur Robert Latypov. Des perquisitions ont été menées le 31 octobre à Perm, au bureau de Memorial et au domicile de son président dans le cadre d’une enquête sur des allégations d’abattage illégal d’arbres, alors qu’“il cherchait des tombes de Lituaniens victimes de la répression stalinienne”, indique Alexandre Tcherkassov. “En plus de ce protocole sur une histoire complètement inventée, on a l’intuition qu’une affaire pénale est en train d’être fabriquée contre Robert Latypov. On voit des campagnes télévisuelles se déployer sur NTV et Ren TV, qui travaillent de manière étroite avec le service antiterroriste et le FSB pour diffuser des émissions contre Memorial et les défenseurs des droits de l’homme.”
“Faire du chiffre”
“On se demande ce qu’il va encore se passer après”, soupire-t-il. “Dois-je sauter dans la Moskova ? Ou de la tour du Kremlin ? Je ne sais pas”, sourit-il à moitié. “Mais l’utilisation de cette rhétorique sur les “agents de l’étranger” marche et ils vont continuer comme cela. Dans chaque région, il y a des structures, comme les branches locales du Comité russe de surveillance des communications (Roskomnadzor), la Procurature, les services antiterroristes, le FSB, qui vont produire des dossiers criminels et établir des protocoles. C’est un système bureaucratique dans lequel la structure doit travailler pour faire du chiffre. Si ce système est un petit peu sage, il ne tuera pas immédiatement toutes les cibles de son travail. Il donnera encore des amendes, mais ne fermera pas les associations. Sinon, comment va-t-il faire pour produire des rapports et continuer à faire du chiffre l’année prochaine ?”
Malgré les condamnations, les dossiers fabriqués contre les membres de Memorial et les pressions, Alexandre Tcherkassov n’abandonne pas. “C’est important. Cela n’explique pas pourquoi moi je le fais mais, en tant qu’ingénieur, je sais qu’il faut que des gens fassent ce travail.”