Dans l’est de l’Ukraine, la guerre peut-elle finir ?
Alors que se rencontrent les présidents Poutine et Zelensky à Paris, sur la ligne de front, les combattants, méfiants, rechignent à reculer.
Publié le 09-12-2019 à 15h15 - Mis à jour le 09-12-2019 à 15h16
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"Cela fait tellement longtemps que l’on vit dans ces conditions… J’ai du mal à croire que cela puisse finir un jour.” Diabétique, Alyona doit se rendre régulièrement de la place forte séparatiste Louhansk à la ville sous contrôle ukrainien de Stanytsia Louhanska. Depuis la destruction du pont au-dessus de la rivière Siverskiy Donets en 2015, le trajet est un calvaire. Entre les contrôles d’identité, la descente d’escaliers en bois et la traversée de 3 kilomètres ouverts aux vents et aux intempéries, c’était une odyssée périlleuse de plusieurs heures. “Maintenant, c’est vrai que c’est mieux…” Depuis l’été, un service de bus gratuits file sur une route rénovée. Elle débouche sur une nouvelle passerelle en béton, inaugurée le 20 novembre. “Notre vie n’en reste pas moins un enfer”, casse Alyona. “J’attends plus.”
Alyona n’espère pas la paix dès le 9 décembre au soir, à l’issue du sommet de Paris. Les petits pas entrepris par Volodymyr Zelensky, ancien comédien élu président ukrainien en avril, ont en effet montré à quel point le processus d’apaisement des tensions peut être complexe. Il a fait une priorité de la fin des violences, qui ont provoqué 13 000 morts et 1,5 million de personnes déplacées depuis 2014, selon l’Onu. Le désengagement militaire à Stanytsia Louhanska, Zolote et Petrivske sert de test à la “formule Zelensky” : l’amélioration des conditions humanitaires pour “gagner les esprits et les cœurs” d’un bassin de population de 7 millions d’Ukrainiens déchiré par le conflit.
À Stanytsia Louhanska, cette politique s’est avérée cruciale : “plus de 13 500 personnes passent par Stanytsia Louhanska chaque jour, c’est le seul point de contrôle dans la région”, explique Nelia Dotsenko, porte-parole du corps de gardes-frontières. “70 % d’entre eux sont des personnes âgées venues toucher leurs retraites ou pensions.” Le passage est certes plus aisé, mais il faut encore mettre pied à terre pour traverser la nouvelle passerelle : elle a été conçue suffisamment étroite pour empêcher le passage de véhicules, que ce soient des voitures ou des chars d’assaut.
La méfiance règne
De fait, le désengagement ne va pas sans susciter la méfiance de part et d’autre. À environ 90 kilomètres à l’ouest, des soldats ukrainiens sont occupés à creuser de nouvelles tranchées dans un champ aux alentours du village de Zolote. “C’est physiquement difficile de tout reconstruire de zéro”, confie Oleksiy Kravchenko. Il montre du doigt une colline boisée. L’armée ukrainienne y avait développé un réseau d’avant-postes et abris souterrains, qu’elle a dû abandonner fin octobre. Les séparatistes soutenus par la Russie se sont retirés de concert d’un kilomètre, sous la supervision de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Malgré son devoir de réserve, Oleksiy Kravchenko ne peut s’empêcher de constater : “le plus dur, c’est de ne pas comprendre le plan global. Je ne sais pas si ce désengagement peut apporter la stabilité”.
Les initiatives de Volodymyr Zelensky ont déclenché une vague de protestations en Ukraine, portée par la crainte que les forces pro-russes et russes ne profitent de l’espace vide pour lancer de nouvelles attaques. “Ce n’est pas un désengagement, c’est une retraite !”, accuse le vétéran Pavlo Bilous. Un groupe d’anciens militaires et de militants nationalistes est d’ailleurs en attente à Zolote, prêt à prendre la main en cas d’attaque. À Kiev, des manifestations de grande ampleur avertissent le président d’une éventuelle “capitulation” face à Vladimir Poutine. Des critiques que Volodymyr Zelensky rejette avec candeur, du haut d’un tapis d’appartement, dans une des vidéos selfie dont il a le secret. “Ce sont des manifestants payés par des opposants qui tentent d’exister sur la scène politique”, lance-t-il.
“Au moins, c’est calme”
“Capituler, cela voudrait dire jeter les armes à terre et rentrer à la maison. On en est très loin”, ajoute le lieutenant Soulimenko, en charge des nouveaux avant-postes à Zolote. “Mais au moins, ici, c’est calme maintenant. On entend des détonations au loin, mais cela ne nous concerne plus.” Les trois zones démilitarisées sont des petites bulles très isolées le long des 400 kilomètres de ligne de front. À Avdiivka, à 100 kilomètres à l’ouest, “les fusillades commencent à la tombée de la nuit jusqu’à 5-6 heures du matin, presque chaque nuit”, commente le soldat Oleksandr, en charge d’un avant-poste “à 70 mètres des positions ennemies”. Tout en ironisant : “en ce moment, c’est calme, ils ne tirent qu’à l’artillerie légère, des kalachnikovs et du mortier…”
Sur un écran relié à une caméra juchée sur un périscope, il montre un champ de ruines. “On a fait une incursion de 30 mètres il y a quelques jours pour planter le drapeau ukrainien. Il faut marquer chaque centimètre de notre terre !” Ici aussi, l’idée de se retirer n’enthousiasme pas les soldats. Au cours des cinq dernières années, ils se sont aménagés des abris souterrains pour le moins sécurisés, voire confortables. On trouve ici des routeurs de wifi, des écrans plats de télévision, ou encore un service de cantine bien approvisionné. “Bien sûr, s’il y a un ordre de se retirer, nous l’exécuterons”, assure Dmytro Yaroviy, commandant adjoint de la zone. “Mais cela serait problématique car nous sommes aux abords d’une zone habitée. Celle-ci deviendrait automatiquement une ‘zone grise’, sans protection.”
D’où la nécessité d’un accord politique entre Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine, afin de pérenniser la démilitarisation du front, et préserver les acquis de la “formule Zelensky”. Une perspective qui est loin de faire consensus, ne serait-ce que sur le point de passage de Stanytsia Louhanska. Pour Nataliya qui se presse dans le no man’s land, “Louhansk doit revenir à l’Ukraine, comme avant”. Maria, à ses côtés, estime qu’il est “trop tôt. Il faut un gouvernement ‘normal’ qui promette de ne pas nous persécuter”. Le jeune Oleksandr Rodnoy préfère lui un optimisme pragmatique : “On ne pensait pas qu’on pouvait avoir un nouveau pont, une nouvelle route… on les a eus. Qui sait ce qu’on peut encore obtenir ?”